1776-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, il y a environ soixante ans passés que vous êtes occupé à me consoler et à m'encourager.
Je commence à croire que ni l'ancien, ni le nouveau testament ne troubleront mes derniers jours, et qu'on a autre chose à faire à la cour que de persécuter un vieux rimailleur pour des sottises dont personne ne se soucie.

Je me démêlerai peut-être aussi des affaires très embrouillées et très mal conduites de notre pauvre petit pays de Gex, mais je ne me tirerai pas si bien de l'entreprise dont mad. de St Julien vous a donné si bonne opinion. Si ce n'est pas elle qui vous en a parlé c'est l'abbé Mignot. Le commencement de l'ouvrage me donnait à moi même de très grandes espérances, mais je ne vois sur la fin que du ridicule. J'ai bien peur qu'on ne se moque d'une femme qui se tue de peur de coucher avec le vainqueur et le meurtrier de son mari, quand elle n'aime point ce mari, et qu'elle adore ce meurtrier. Cela ressemble aux vierges chrétiennes de la légende dorée qui se coupaient la langue avec leurs dents, et la jetaient au nez des païens pour n'être pas violées par eux. Il y a quelque chose de si divin dans ces catastrophes qu'elles en sont impertinentes. D'ailleurs, la pièce roulant uniquement sur le remords continuel d'aimer à la fureur le meurtrier de son mari ne pouvait comporter cinq actes. J'étais obligé de me réduire à trois, et cela me paraissait avoir l'air d'un drame de mr Mercier. C'est bien dommage, car il y avait du neuf dans cette bagatelle, et les passions m'y paraissaient assez bien traitées; il y avait quelques peintures assez vraies, mais rien ne répare le vice d'un sujet qui n'est pas dans la nature. Vous ne trouverez pas une femme dans Paris qui se tue pour n'être pas violée. Bérénice, qui est le plus mince et le plus petit sujet d'une pièce de théâtre, était beaucoup plus fécond que le mien, comme beaucoup plus naturel; cela me fâche et m'humilie. Un père n'est pas bien aise de se voir obligé de tordre le cou à son enfant. Voilà trois mois entiers de perdus, et le temps est cher à mon âge.

Je reçois dans ce moment, une lettre de mr de Thibouville, il augmente mes regrets. Il me dit surtout des choses si intéressantes sur melle St Val, que je suis homme à mourir de chagrin de n'avoir pu rien faire qui soit digne d'elle.

Je suis de votre avis sur Rodogune. Il n'y a pas de sens commun dans toute cette pièce qu'on a regardée comme le chef d'œuvre de Corneille. La dernière scène même qui semble demander grâce pour le reste n'est nullement vraisemblable, mais il y a tant d'illusion théâtrale d'un bout à l'autre, que le public a été séduit. Nous n'avons point une pareille ressource dans une petite pièce qui ne consiste qu'à dire, J'aime mon amant comme une folle, mais je suis dévote, et j'aime mieux me tuer que de coucher avec lui.

Mr de Thibouville m'apprend qu'on va jouer Oreste et qu'elle sera très bien remise au théâtre. Je crois qu'elle réussirait si nous étions en Grèce, mais j'ai peur que des déclamations grecques ne réussissent point à Paris.

Je me mets à l'ombre de vos ailes, mon très cher ange.

V.