1776-12-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, depuis votre lettre consolante datée du 19 9bre, je n'ai pu me mettre à l'ombre de vos ailes.
J'ai été, et je suis encore lutiné par les embarras que me donne ma pauvre province, par la ruine dont ma colonie me menace, par l'oubli total de mad. de St Julien qui renonce à ses amis en hiver, et qui ne s'en souvient qu'en été.

Je conviens avec vous que le jansénisme est passé de mode, et que personne ne se soucie si les cinq propositions sont dans le livre d'un ennuyeux Flamand. Mais il y a des gens qui ont été autrefois jansénistes, qui ont aujourd'hui une petite place à Versailles, et qui font imprimer des trois volumes contre les fidèles. Ils se déguisent en Juifs pour nuire aux meilleurs Chrétiens du monde. Leur cabale est dangereuse et peut faire beaucoup de mal. Vous savez que trois ou quatre vieux jansénistes du parlement ont persécuté au commencement de cette année une espèce de petit philosophe nommé De Lille. Les chiens enragés ne mordent pas toujours, mais ils peuvent mordre. Je n'ai été que trop mordu dans mon temps et ces morsures là laissent toujours de profondes cicatrices.

Au lieu de m'aller baigner dans la mer, j'ai donc pris le parti de m'amuser à quelque chose qu'on ne fait guère à quatre-vingt-trois ans. Mais quand je vous montrerai ces facéties vous me direz que je suis véritablement un enragé qui ai voulu manger sans avoir de dents, et danser sans avoir de jambes.

Mr de Thibouville m'a mandé que melle St Val n'avait point du tout réussi dans la Cléopâtre de Rodogune. Notre nation serait elle devenue à la fin raisonnable? aurait on senti enfin au bout de cent ans que ce rôle de Cléopâtre n'est point du tout dans la nature; que tout ce qu'elle dit, et tout ce qu'elle fait est contre le bon sens; que c'est elle qui est une enragée, qui fait continuellement des confidences inutiles de tous ses crimes faits et à faire à une demoiselle suivante qu'elle appelle gaupe et butorde? Pour moi, je n'ai jamais vu quatre plus mauvais actes et la moitiè du cinquième, préparer plus détestablement une dernière scène admirable.

Après vous avoir pronincé ces blasphèmes, je dois jeter dans le feu ce que j'avais commencé. Je dois sentir qu'il est aussi difficile de faire une bonne tragédie que de raccommoder nos finances. Je ne dois plus m'occuper que de vous aimer et de ne rien faire.

Mais que je voudrais être auprès de vous mon cher ange!

V.