à Ferney le 3e 9bre 1776
Mon cher ange il est vrai que dans ma quatre-vingt-troisième année j'avais la folie d'entreprendre un ouvrage au dessus de mes forces, mais c'était uniquement pour vous plaire.
Il faut l'abandonner, et attendre que je rajeunisse. Mon étrange destinée qui m'a conduit de Paris aux frontières de la Suisse et qui m'a forcé de changer un petit cloaque affreux en une jolie ville d'un quart de lieue de long, me persécute aujourd'hui et ne me rajeunit point, elle m'écrase avec les pierres des maisons que j'ai élevées. Mon extrême facilité m'a ruiné; l'ingratitude m'a suscité des procès infiniment désagréables; le changement de ministère en France a privé ma colonie de tous les avantages que j'avais obtenus pour elle. Tout le bien que j'avais fait à ma nouvelle patrie est devenu calamité. J'avais mis jusqu'à la dernière goutte de mon sang à cet établissement très utile, sans y avoir d'autre intérêt que celui de bien faire. Mon sang est perdu et je n'ai plus qu'à mourir étique. Voilà une de mes situations.
Une autre tout aussi consolante est une meute de jansénistes qui aboie après moi depuis si longtemps, qui relaye les jesuites Nonotte et Patouillet, qui me relance dans ma tanière et qui réveille certains messieurs. Ces chiens me déchirent à mes derniers moments, et je meurs dévoré par les dogues de Jansenius après avoir été mordu par les renards de Loiola.
Vous m'avouerez, mon cher ange compatissant, qu'il est difficile d'achever un ouvrage de poésie dans de pareilles circonstances.
Je vous prie donc de m'excuser auprès de mr de Thibouville ainsi que de vous même. Je vous demande pardon à tous deux d'être si vieux, si malheureux, si malade et si sot. Peut-être que tout cela changera. Je me mets à l'ombre de vos ailes et je vous embrasse bien tendrement de mes faibles bras.
V.