1774-10-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vos lettres attendrissent mon cœur et le déchirent en deux.
J'avais fait faire au commencement de l'été une petite voiture que j'appelais ma commode, et non pas ma dormeuse. Je cours toujours en idée de mon beau plateau entre le noir mont Jura et les effroyables Alpes, pour venir me mettre à l'ombre de vos ailes dans votre superbe cabinet qui donne sur les Thuileries. La nature et la destinée enchaînent mon petit corps quand mon âme vole à vous. Je ne puis vous exprimer ma situation, il faudrait que j'assemblasse des médecins, des notaires, des procureurs, des maçons, des charpentiers, des laboureurs, des horlogers qui vous prouveraient papier sur table, l'impossibilité physique de sortir de mon trou. Vous êtes un ange bien consolateur, un vrai paraclet, de vous être adressé à madame la duchesse D'Anville pour mon jeune homme qui brave chez moi depuis six mois ses anciens assassins. Vous entreprenez sa guérison. Vous êtes le bon Samaritain, vous secourez celui que les pharisiens ont assassiné. Son maître m'a toujours mandé qu'il désespérait du succès, et moi j'en suis sûr si vous vous en mêlez avec madame la duchesse D'Anville. Je sens bien qu'il faut attendre; mais pendant qu'on attend tout change, et on meurt à la peine. Cependant attendons. J'obtiendrai aisément que votre protégé reste encore six mois chez moi. Si je meurs je vous le léguerai par mon testament.

Avez vous dit à madame D'Anville que cette victime des pharisiens était chez moi? Sait elle que c'est par bonté pour moi, autant que par principe d'humanité et de justice que vous lui avez recommandé cette affaire? Dois je lui écrire pour la remercier, et pour me mettre à ses pieds moi et mon jeune homme?

J'ai peine à me retenir quand je vous parle de cette horrible aventure, elle donne envie de tremper sa plume dans du sang plutôt que dans de l'encre.

Vous poussez encore vos bontés jusqu'à vous intéresser pour ma colonie. Florian l'embellit en y amenant une troisième femme qu'il a épousée chez madame De Sauvigny. Je lui ai bâti une petite maison qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un pavillon de Marly, à cela près qu'il est plus joli et plus frais. Nous avons quatre ou cinq maisons de ce goût; nous élevons une petite descendante de Corneille âgée de dix ans, que nous avons vue naître. Nous sommes occupés à encourager cinq ou six cents artistes qui seront très utiles si monsieur Turgot les soutien, et qui à la lettre me réduiront à la mendicité s'il les abandonne.

Voilà mon état à quatre-vingts ans, sans avoir exagéré d'un seul mot dans ma lettre.

Mr Turgot ne m'a point écrit: mais il a écrit à une autre personne qu'à ma considération il venait de faire du bien à un frère de feu D'Amilaville. Il m'a fait dire aussi qu'il avait entre les mains la requête de ma colonie, et je vois qu'il daigne y songer puisqu'elle n'est pas encore dévorée par les fermiers ou directeurs. On nous laisse tranquille jusqu'à présent. J'attendrai le résultat de ses bontés.

Je présume que vous verrez m. Turgot à Fontainebleau et que vous pourrez, mon cher ange, lui dire en général quelques mots qui réveilleront son attention pour un établissement digne en effet d'être protégé par lui. Voilà deux ministres qui sont venus tous deux chez moi, l'un est mr Bertin, l'autre mr Turgot; puissent ils s'en ressouvenir non pas pour favoriser ma personne; mais pour le bien de la chose. Elle en vaut la peine, quoique ce ne soit qu'un point sur la carte.

Je suis persuadé que vous êtes bien avec mr De Maurepas. Vous avez des droits à son amitié, et encore plus à son estime. Je ne crois pas que ma liaison indispensable avec un homme auquel je suis attaché depuis cinquante années, et dont il n'était pas l'ami intime, lui ait donné pour moi une haine bien marquée. Je ne crois pas non plus qu'il me favorise beaucoup; vous ne croyez pas aussi qu'il ait pour moi la plus vive tendresse. Je présume seulement qu'il a de trop grandes affaires, et qu'il a l'âme trop noble pour ne me pas laisser mourir en paix.

Me voilà, mon cher ange, à l'âge de quatre-vingts ans, un peu perclus, un peu sourd, un peu aveugle, assez embarrassé dans mes affaires, n'ayant du gouvernement qu'un carré de parchemin, ne demandant rien pour moi, ne désirant rien que de vous voir, vous souhaitant à vous et à madame D'Argental, santé et amusement, mettant toujours ma frêle existence à l'ombre de vos ailes, vous respectant de toutes mes forces, vous aimant de tout mon cœur.

Croiriez vous que je viens de recevoir des vers français d'un fils du comte de Romanzof, vainqueur des Turcs, et que parmi ces vers il y en a de très beaux, remplis, surtout, de la philosophie la plus hardie, et telle qu'elle convient à un homme qui ne craint ni le mufti, ni le pape? Cela me confirme dans l'opinion que j'ai toujours eue qu'Attila était un homme très aimable et un fort joli poète.