24 novembre 1774
Mon cher ange, il faut premièrement que madame Dargental affermisse sa santé contre la rigueur de l'hiver; pour moi, je ne sors de ma chambre de quatre mois.
Tout ce que je crains c'est de mourir avant que l'affaire du jeune homme si digne de vos bontés soit entamée. Il faut avoir toutes les pièces du procès sans en excepter une, après quoi on prendra le parti que votre prudence et celle des autres sages jugeront le plus convenable. J'écris à madame la duchesse d'Anville. Je vous prie de lui demander à voir ma lettre, et de me dire si la vivacité de ma jeunesse ne m'a pas emporté un peu trop loin. Elle pardonnera sans doute à un cœur sensible aussi pénétré de sa générosité que des abominables horreurs dont je lui parle. Je vais écrire à madame Du Deffant; j'écrirai aussi à m. De Goltz. M. De Condorcet dit qu'il aura les pièces à Paris. Je fais mille efforts pour les avoir d'Abbeville: ce que j'en ai n'est pas suffisant, et on ne peut rien hasarder sans ce préalable.
M. Turgot nous protégera et certainement nous ne le compromettrons point. J'aimerais mieux mourir (et ce n'est pas coucher gros) que d'abuser de son nom et de ses bontés; il doit en être persuadé, et quand mon cher ange le verra, il le confirmera dans cette sécurité.
Si vous me demandez ce que je fais dans les intervalles que me laisse cette épineuse et exécrable affaire, vous le saurez bientôt, mon cher ange, et vous verrez ce que peut encore un jeune homme de quatre vingt et un ans, quand il veut vous amuser et vous plaire.
Je ne sais si D'Hornoy dans ces commencements aura le temps de prendre des mesures avec vous pour la résurrection de notre jeune homme. Rien ne presse encore; il faut attendre que la procédure arrive. Vous croyez bien que je ne paraîtrai pas m'en mêler; mes services secrets sont nécessaires; mais mon nom est à craindre.
Je voudrais bien que vous puissiez rencontrer m. le marquis de Condorcet et causer avec lui sur cet événement infernal.
Quoi qu'il en arrive, cette entreprise coûtera beaucoup et a déjà coûté, mais on ne peut mieux employer son argent. Vous m'avez mis par votre attention charmante en état de faire ce que l'humanité éxige de moi. Plût à dieu que m. le mal de Richelieu voulût en user comme vous! Il me doit beaucoup. Son intendant me mande que l'affaire de mad. de St Vincent l'empêche de me soulager. Cette affaire est bien désagréable. Il valait mieux peut-être s'accommoder avec la famille pour quelque argent, ce qui eût été très facile, que de s'exposer à soixante dix-huit ans aux discours de tout Paris et de l'Europe, et surtout de plusieurs gens de lettres très accrédités qui se plaignent de lui, et qui ne pardonnent point. Cela me fâche. Le marq. de Vence l'appelle dans ses lettres l'antique Alcibiade; c'est un nom que je lui avais donné dans mes goguettes, quand il n'était point antique. Le sarcasme retombe un peu sur moi, et cela me fâche encore.
Les enquêtes de Paris sont fâchées aussi, mais la grand'chambre doit être bien aise. Le grand conseil me paraît demander de petites modifications nécessaires.
Je me trouve entre mon neveu Mignot et mon neveu D'Hornoy. Je les aime tous deux parce qu'ils ont tous deux l'âme très honnête. J'aime la besogne de mr De Maurepas dans cet arrangement difficile. Il a rempli les vœux du public, et en rétablissant le parlement, il n'a donné aucune atteinte à l'autorité royale. Voilà certainement l'aurore d'un beau règne. M. De Maurepas commence mieux que le cardinal de Fleury. C'est qu'il a plus d'esprit, qu'il est plus gai, et qu'il n'est point prêtre.
On dit que Henry IIII, va paraître à la fois à la comédie italienne et à la française, comme sur le pont neuf. La nation sera toujours très drôle et il est bon de lui laisser en cela ses coudées franches.
Adieu, mon cher ange, le grand point est que madame D'Argental se porte bien. Je fais mille vœux pour sa santé, mais à quoi les vœux d'un blaireau des Alpes peuvent ils servir? Ceux de l'univers entier ne servent pas d'un clou à soufflet.