1774-11-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon digne philosophe aussi humain que sage, je viens encore de recevoir une lettre du roi de Prusse sur l'affaire de ce jeune homme.
J'ai chargé, dit il, le ministre que j'ai en France, d'intercéder pour lui, sans trop compter sur le crédit que je puis avoir à cette cour. Et moi, j'y compte beaucoup, et encore plus sur votre humanité et sur votre sagesse.

Vous savez bien qu'il ne sera pas à propos qu'une certaine canaille sache que c'est vous qui protégez un infortuné, livré à la fureur des hypocrites et des fanatiques. Je ne saurais trop vous répéter combien ce jeune homme mérite vos bontés. Il apprend à force son métier d'ingénieur, il est parvenu en très peu de temps à lever des plans, et à dessiner parfaitement, il se rendra très utile dans le service où il est, rien ne presse encore pour son affaire; il faut voir auparavant à quel parlement il devra s'adresser. Mon avis est toujours qu'il demande à faire juger son procès. Je n'aime point qu'on demande grâce quand on doit demander justice. Je m'en rapporterai à votre opinion, et à celle de mr le mis de Condorcet; c'est à des philosophes tels que vous deux à détruire l'œuvre infernale du fanatisme, et à venger l'humanité, sans vous compromettre.

Si nous ne réussissons pas je me flatte que le roi de Prusse n'en sera que plus déterminé à favoriser un bon sujet, et qu'il l'avancera d'autant plus qu'il sera secrètement offensé du peu d'égard qu'on aura eu pour sa recommandation.

Le ministère d'ailleurs paraît trop sage pour refuser à un roi tel que celui de Prusse une petite satisfaction qui n'intéresse en rien la politique.

Il est vrai, mon cher ami, que mr le mal de Richelieu ne m'a point payé depuis cinq ans la rente qu'il me doit, mais je n'impute cette négligence qu'à ses grandes affaires, et non pas à un manque de bonne volonté. Cinquante ans d'intimité sont une chose si respectable que je ne crois pas devoir me plaindre. Je me flatte que lui et d'autres grands seigneurs entre les mains de qui j'avais mis ma fortune, ne me laisseront pas mourir sans me mettre en état d'achever ce que j'ai commencé pour ce jeune homme si malheureux.

J'ai lu les mémoires de made de St Vincent et du major, il me paraît clair qu'on a fait de faux billets. Cette affaire est très grave pour made de St Vincent, et très triste pour mr de Richelieu.

Adieu, mon cher ami, les pattes toutes brûlées, et toutes retirées du pauvre Raton embrassent les mains des heureux Bertrands.