12e juin 1776
Mon cher ange, vous avez en moi un correspondant bien peu digne de vour.
Vous êtes sage et tranquille, et je ne puis parvenir à l'être. J'ai eu beau cherches la retraite, je me trouve à l'âge de quatre-vingt-deux ans secoué par des dissipations qui sont de véritables fatigues, et qui me forcent à vous importuner vous même. Il n'est pas juste que vous pâtissiez des frivolités de ma jeunesse. Cependant, il faut que je vous propose de daigner partager un peu mes faiblesses.
Un directeur de troupes nommé St Gérand, fort protégé par mad. de St Julien, et par mr le marquis de Gouvernet son frère, achève actuellement dans ma colonie le plus joli théâtre de province. Il demande le Kain pour consacrer cette église immédiatement après le jubilé. Il se flatte que le Kain viendra passer chez nous tout le mois de juillet si mr le mal de Duras lui en donne la permission. C'est une grâce, mon cher ange, qui ne peut être obtenue que par vous. Voyez si vous pouvez vous en charger.
On m'assure que le plaisir d'entendre le Kain pourra diminuer les souffrances dont mes maladies continuelles m'accablent. Je vous devrai, non pas ma santé, car je ne puis espérer à mon âge ce que je n'ai jamais eu de ma vie, mais du moins quelques heures plus tolérables; et il me sera bien doux de vous en avoir l'obligation. Mes colons disent qu'il suffit d'eux pour remplir le spectacle; mais ils se trompent, il me faut Genêve, et il n'y a que le Kain qui puisse l'attirer. Il gagnera plus auprès d'une république qu'auprès du roi de Prusse. J'arrangerai volontiers avec le Kain ce que vous m'avez proposé pour Sémiramis et pour Tancrède.
Ce que je vous ai mandé des Lettres chinoises est très vrai. On ne sait au bout de quinze jours ce que deviennent toutes ces petites brochures; cela s'en va dans les provinces et en Allemagne, et on n'en entend plus parler. Je vous avoue que je voudrais souvent qu'on n'eût jamais parlé de moi, et que j'eusse pu prendre pour ma devise, qui bene latuit, bene vexit, mais on ne peut se soustraire à sa destinée.
Je suis toujours inquiet de cette énorme collection dont Panckoucke a eu l'imprudence de se charger. Toute ma ressource est dans l'espérance qu'il n'en vendra pas un seul exemplaire. S'il arrivait un malheur je sentirais bien vivement la perte de deux ministres qui pensaient comme vous, et qui ont quitté leur place bien mal à propos pour les pauvres philosophes. Mon âme n'est point en paix. Je voudrais bien savoir dans quel état est celle de m. le mal de Richelieu; elle doit être ulcérée et bouleversée. Il m'avait mandé qu'il comptait publier un résumé de toute son affaire; mais si ce résumé est fait par le même avocat qu'il avait choisi, il vaudrait mieux, à mon avis, ne rien écrire. Le public ne pardonne l'ennui en aucun genre.
Pourriez vous, mon cher ange, quand vous n'aurez rien à me dire, avoir la bonté de m'informer s'il est vrai que m. le duc de Fronsac ait épousé une fille sans fortune. Je m'intéresse un peu à cette nouvelle; car le père et le fils sont mes débiteurs.
Je ne puis finir ma lettre sans vous dire un mot de l'idée qui était venue à mr de Thibouville, de faire jouer Olimpie. Peut-être que les deux demoiselles St Val pourraient représenter la mère et la fille, et je fais réflexion qu'en ce cas je devrais demander que cette pièce ne fût reprise qu'au temps de Fontainebleau, supposé qu'il y ait un Fontainebleau, car je ne voudrais pas perdre mon le Kain pour le mois de juillet. Il n'y a que vous au monde, mon cher ange, à qui j'ose parler de toutes ces futilités. Vous me les pardonnez, vous êtes ma consolation dans tous les temps, et dans toutes mes rêveries. Tous mes chagrins semblent presque s'évanouir, quand je songe que vous daignez m'aimer
V.