Aux Délices 18e janv: 1762
Mes anges sont terriblement importunez de leur créature.
Leur créature considère qu'il faut toujours plus de six semaines pour rapetasser ce qu'on a fait en six jours (comme on l'a déjà confessé).
En toute Tragédie, comme en toutte affaire, il y a un point principal, d'où dépend le succès, et au quel, tout doit être subordonné. Ce point principal, dans l'affaire de Cassandre, est, qu'il ne soit pas odieux au public, et qu'il le soit horriblement à Statira. Il faut que son amour intéresse, et pour qu'il intéresse, il ne faut pas qu'on ait le plus léger soupçon, que ce soit un lâche qui ait empoisonné Aléxandre. Quelque soin que j'aye pris d'écarter cette idée, je vois qu'elle se loge dans beaucoup de têtes. Mes anges verront le soin que j'ai pris pour prévenir cette fausse opinion, par les deux scènes cy jointes. Il me semble que ces deux scènes écartent toutes les objections qu'on pourrait faire au rôle de Cassandre. Il n'y a plus de reproches à faire qu'à Antipatre son père, c'est lui qui fit périr son maître, c'est lui qui emmena Olimpie en Esclavage, et Cassandre a élevé avec des soins paternels, la prisonière de son père. Rien ne peut plus s'opposer à L'intérêt qu'on doit prendre à lui. Il a tout reparé, il a tout fait pour mériter Olimpie, et c'est, à mon sens, un coup de l'art singulier, que l'empoisonneur du père d'Olimpie, et le meurtrier de sa mère, mérite d'être aimé de la fille.
Je supplie mes anges de faire coudre les deux scènes nouvelles, à la nouvelle copie qu'ils ont reçüe, et de vouloir bien m'en dire leur avis. Le Kain m'a envoyé ses réflexions, je les reçus hier; c'est un bonhomme; il n'a point de débit, mais il a encor moins d'intelligence du Théâtre, il m'a proposé tout ce qu'on peut imaginer de plus plat, et de plus insipide. C'est à made Denis qu'il s'est adressé; elle lui mandera qu'elle n'a pas osé me communiquer ses rêveries.
Je demande en grâce à mes anges qu'ils empêchent qu'on imprime Zulime. Ce serait un très mince bénéfice pour Clairon et Le Kain; il faut attendre quelque temps; on me ferait une très grande peine si on la donnait aujourd'huy.
On parle de jouer à présent le droit du seigneur, mais, si on fait des coupures dans les premiers actes, comme on le dit, si on substitue des choses insipides, à des plaisanteries assez naïves, et assez bonnes, tout est perdu. Si on sçait qu'elle est de moi, tout est perdu encor, car le malin public, n'aime pas à voir toujours la même personne sur le trottoir. Je suis un vieux routier, et je sçais comme le monde est fait.
Oserais-je supplier mes anges de me faire avoir un éxemplaire de la façon dont on jouera le droit du seigneur? ce serait une grande grâce qu'ils feraient à leur créature.
Voicy une autre affaire, bien importante, et bien délicate. Le Kaïn se plaint amèrement de ce qu'un nommé Brissard veut s'appeller, Marc Tulle Ciceron; Le Kain prétend que c'est lui qui doit être Ciceron, mais il ne lui ressemble point du tout. Ce Ciceron avait un grand cou, un grand nez, des yeux perçants, une voix sonore, pleine, harmonieuse, toutes ses phrases avaient quatre parties, dont la dernière était la plus longue; il se faisait entendre du haut de la tribune, jusques dans les derniers rangs des marmitons Romains; ce n'est point là du tout, le caractère de mon ami le Kaïn; mais où sont les gens qui se rendent justice? ce singe de La Nouë, ne me déclara-t-il pas une haine mortelle, parce que je lui avais dit, que Du Frêne avait une face plus propre que la sienne, à représenter Orosmane!
Je ne puis donc flatter Le Kain dans son goût Cicéronien; je m'en remets à la décision de mes anges; c'est aux premiers gentilhommes de la Chambre à donner les rôles; un pauvre auteur ne doit jamais se mêler de rien que d'être sifflé.
Autre requête à mes anges, concernant le droit du seigneur. On dit qu'on a tout mutilé, tout bouleversé. La pièce sera huée. Je vous en avertis. J'écris à frère Damilaville, je le prie de m'envoyer la pièce telle qu'on la doit jouer. Ce qu'il y a encor de très important, c'est qu'il faut jurer toujours qu'on ne connaît point l'auteur. Le public cherche à me deviner pour se moquer de moy; je vois cela de cent lieues.
Autre affaire. Un mr Cromelin doit solliciter mes anges pour faire obtenir qu'on reconnaisse en France une noblesse suisse, je veux bien que mr Cromelin sache que j'en ai parlé à mes anges, mais je veux que mes anges sachent que je ne les fatigue pas. Si ces messieurs sont nobles, ils n'ont besoin de personne, s'ils ne le sont pas, pourquoy veulent ils l'être? mes anges feront ce qu'ils voudront. Je voudrais bien que me de Fontaine la critique ne vit Cassandre qu'avec les deux ajoutoirs. Mille respects bien tendres.