1761-11-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Henri Lambert d'Herbigny, marquis de Thibouville.

Vous êtes donc du comité monsieur, vous êtes un des anges, vous avez vu l'œuvre des six jours.
Je ne m'en suis pas repenti. Je ne veux pas le noyer, comme on le dit d'un grand auteur. Mais je veux le corriger sans me mettre en colère comme luy.

Je vous dirai d'abord ce que j'ay déjà dit au comité, que votre idée de Clairon Olimpie, vous a trompez. Ce rôle n'est point du tout dans son caractère. Olimpie est une fille de quinze ans, simple, tendre, effrayée, qui prend à la fin un party affreux par ce que son ingénuité a causé la mort de sa mère, et qui n'élève la voix qu'au dernier vers quand elle se jette dans le bûcher. Ce n'est pourtant point Zaire; et il serait très insipide de la faire parler d'amour avant le moment de son mariage, qui est un coup de téâtre très neuf, dont tous ces froids préliminaires feraient perdre le mérite. Ce n'est point Chimene car elle révolterait au lieu d'attendrir, si elle avouait d'abord sa passion pour L'Empoisonneur de son père, et pour l'assassin de sa mère. Chimène peut avec bienséance aimer encor celuy qui vient de se battre honorablement contre son brutal de père, mais si Olimpie en voulant ridiculement imiter Chimene, disait qu'elle veut adorer et poursuivre un empoisonneur et un assassin, on luy jetterait des pierres.

Il est beau, il est neuf qu'Olimpie n'ait de confidente que sa mère. Elle doit attendrir quand elle avoue enfinà cette mère qu'elle aime à la vérité celuy qu'elle regarde comme son mari, mais qu'elle renonce à luy. On doit la plaindre. Mais on plaint encor plus Statira et c'est cette Statira qui est le grand rôle.

Vieillissez mademoiselle Clairon, rajeunissez mademoiselle Gossin, et la pièce sera bien jouée. D'ailleurs que de choses à changer, à fortifier, à embellir! Donnez moy du temps, sept ou huit jours par exemple.

Je suis absolument de l'avis des anges sur un morceau de Cassandre. Je crois comme eux qu'il priait trop son rival, après avoir tant prié les dieux. C'est trop prier, et quand on s'abaisse à implorer le même homme qu'on a voulu tuer le moment d'auparavant, il faut un excez d'égarement et de douleur qui excuse cette disparate, et qui en fasse même une beauté. Ce n'est pas assez de dire tu vois combien je suis égaré, il faut ne le pas dire, et l'être.

J'envoye une petite esquisse de ce que Cassandre pourait dire en cette occasion. L'objet le plus essentiel est qu'un Empoisonneur et un assassin puisse intéresser en sa faveur. Si on réussit dans cette entreprise délicate tout est sauvé. Les autres rôles vont d'eux mêmes.

Mais encor une fois ne nous trompons point sur Olimpie. Vouloir fortifier ce rôle c'est le gâter. Le mérite de ce rôle consiste dans la réticence. Elle ne doit dire son secret qu'au dernier vers. Si vous changez quelque chose à cet édifice vous le détruisez. C'est dans cet esprit que j'ay fait la pièce et je ne peux la refaire dans un autre.

Pardon monsieur de tant de paroles oiseuses. Madame Denis, vous écrira moins et mieux.

V.