1775-09-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, dieu me devait made de St Julien.
Elle a fait pendant deux mois la moitié de mon bonheur, et vous auriez fait l'autre, si mon Fernay qu'on veut actuellement nommer Voltaire avait été plus près de Paris. Je ne sais si vous auriez gagné le prix de l'arquebuse que made de St Julien a remporté; cela vaut bien un prix de l'académie française. C'était une médaille d'or représentant m. Turgot, gravé au burin par un de nos meilleurs artistes. Nous attendons à tout moment une pancarte de ce m. Sully-Turgot, pour tirer notre petit pays des griffes de mrs les fermiers généraux, et pour nous rendre libres, après quoi je mourrai content. Mais je vous avoue que mon bonheur a été furieusement écorné par la ridicule et absurde équipée de ceux qui ont demandé la proscription d'une certaine diatribe, uniquement faite à l'honneur du roi et de son ministre.

Je suis encore plus étonné de la faiblesse qu'on a eue de céder à cet orage impertinent. Il m'a semblé que cette condescendance du gouvernement n'était ni sage, ni honnête et qu'il ne fallait pas donner gain de cause à nos ennemis dans les affaires qui ne les regardent en aucune façon. Ce qui me consolera quand je partirai de ce monde, c'est que j'y laisserai une petite pépinière d'honnêtes gens qui s'étend et se fortifie tous les jours, et qui à la fin obligera les fripons et les fanatiques à se taire. Je ne verrai pas ces beaux jours, mais j'en vois l'aurore.

Il nous est venu de Chambéry un de ces grands officiers de Monsieur, mr le marquis de Montesquiou, qui fait des chansons charmantes, fort au dessus de celle de Collet pour la sainte vierge Marie et pour toute sa famille. Il n'a pas peu contribué à inspirer le goût des lettres à son maître; et de la littérature à la philosophie il n'y a pas bien loin; cela donne de grandes espérances. Il faudra bien qu'à la fin la bonne compagnie gouverne. Les monstres ecclésiastiques subsisteront puisqu'ils sont rentés. Mais petit à petit on limera leurs dents, et on rognera leurs ongles. Je laisse à mes contemporains des limes et des ciseaux.

On m'a dit, mon cher ange, que m. le maréchal de Duras faisait jouer à Fontainebleau quelques unes de mes profanes tragédies. Si cela est vrai, il faudra que j'aie l'honneur de l'en remercier. Malgré la répugnance que j'ai toujours à parler de mes ouvrages, j'aurai un sensible plaisir à le remercier de ses bontés. Je vous supplie de vouloir bien me dire si la chose est vraie. Vous aurez le plaisir de revoir le Kain. Je ne sais pas comment le roi de Prusse l'a traité. Les uns disent qu'il lui a fait présent de vingt mille francs; les autres prétendent qu'il ne lui a donné que des louanges; et il y a des gens qui vont jusqu'à dire que le Kain n'a eu ni louanges ni argent. Vous voyez combien il est difficile d'écrire l'histoire.

Je n'ai point encore de nouvelles de l'arrivée du martyr d'Abbeville à Potsdam. J'ose toujours me flatter qu'il y réussira dans son métier autant que le Kain dans le sien, et qu'on lui fera un sort heureux, quand ce ne serait que pour faire honte et dépit aux Welches. J'espère que si son horrible aventure peut passer à la postérité, l'Europe aura le plaisir de nous voir couverts d'opprobre; c'est une consolation quand on ne peut pas se venger.

Ma véritable consolation, mon cher ange, est dans votre amitié, dans celle de papillon philosophe qui est beaucoup plus philosophe que papillon, dans votre bonne santé qui me fait supporter mes maladies continuelles, dans votre âge qui est encore bien loin du mien, dans votre sagesse qui vous promet une longue vie.

Adieu, je vous embrasse le plus tendrement du monde, et malheureusement de cent quarante lieues ou environ.