au châtau de Tourney par Geneve 21 février [1759]

Madame,

La nature nous fait payer bien cher la faveur qu'elle nous fait de changer l'hiver en printemps.
Votre Altesse S^e a été malade, et la princesse sa fille a été attaquée de la petite vérole. Ce qui est encor très cruel, c'est qu'on est un mois entier dans la crainte avant de recevoir une nouvelle consolante. Vous daignez madame me mander du 10 février que j'ay à trembler pour votre santé et pour celle de la princesse. Mais quand daignerez vous rassurer Le cœur qui est le plus sensible à vos bontez et le plus attaché à votre bien être? quand apprendrai-je que la petite vérole a respecté la vie et la beauté d'une princesse née pour vous ressembler, et que votre altesse s^e a recouvré cette belle santé que je luy ay conue, cet air de fraicheur et de félicité qui L'embelissait encore. Pour la félicité madame il y faut renoncer jusqu'à la paix. J'aprends et dieu veuille qu'on me trompe, qu'on foule encor vos états, et qu'on éxige des fournitures pour aller faire ailleurs des malheureux. Il faut avouer que les princes crétiens et les peuples de cette portion de L'Europe sont bien à plaindre. On met en campagne quatre fois plus de trouppes pour disputer une petite province que le grand turc n'en a pour conserver ses vastes états. Les causes de vos guerres sont toujours très minces, et les effets abominables. Vous êtes le contraire de la nature chez qui l'effet est toujours proportioné à la cause. On ruine cent villes, on égorge cent mille hommes, et qu'en résulte t'il? rien? La guerre de 1741 a laissé les choses comme elles étaient. Il en sera de même de celle cy. On fait, on aime le mal pour le mal, à L'imitation d'un plus grand seigneur que les rois qui s'appelle le Diable. On dit que nos suisses sont sages. Leur pays est en paix. Oui, mais ils vont tuer et se faire tuer pour quatre écus par mois au lieu de cultiver leurs champs et leurs vignes. Le roy de Prusse vient de m'envoier deux cent vers de sa façon tandis qu'il se prépare à deux cent mille meurtres. Mais que dire des jésuittes Mérégridi, Matos, Jéronimo, Emmanuel, qui ont fait assassiner le roy de Portugal au nom de la vierge Marie, et de S^t Antoine?

Profond respect, et inquiétude sur la santé de vos alt. s^es.

Je crois que la grande maîtresse des cœurs n'a guères dormi.