1769-07-01, de Paul Claude Moultou à Jakob Heinrich Meister.

Vous me demandez des nouvelles du patron?
Je vous dirai que j'en ai été très bien reçu; que c'est un homme charmant de tout point, mais intraitable sur l'article de la santé. Il devient furieux quand on lui dit qu'il se porte bien: vous savez qu'il a la manie d'être malade depuis quarante ans; elle ne fait qu'augmenter avec l'âge; il se prétend investi de tous les fléaux de la vieillesse; il se dit sourd, aveugle, podagre. Vous en allez juger. Le premier jour que j'arrivai, il me fit ses doléances ordinaires, me détailla ses infirmités. Je le laissai se plaindre, & pour vérifier par moi même ce qui en était, dans une promenade que nous fîmes ensemble dans le jardin tête à tête, je baissai d'abord sensiblement la voix au point d'en venir à ce ton bas & humble dont on parle aux ministres, ou aux gens qu'on respecte le plus. Je me rassurai sur ses oreilles. Ensuite, sur les compliments que je lui faisais de la beauté de son jardin, de ses fleurs, &c. il se mit à jurer après son jardinier, qui n'avait aucun soin, & en jurant il arrachait de temps en temps de petites herbes parasites, très fines, très déliées, cachées sous les feuilles de ses tulipes, & que j'avais toutes les peines du monde à distinguer de ma hauteur. J'en conclus que m. de Voltaire avait encore des yeux très bons; & par la facilité avec laquelle il se courbait & se relevait, j'estimai qu'il avait de même les mouvements très souples, les ressorts très liants, & qu'il n'était ni sourd, ni aveugle, ni podagre. Il est inconcevable qu'un homme aussi ferme & aussi philosophe ait sur sa santé les frayeurs & les ridicules d'un hypocondre ou d'une femmelette. Dès qu'il se sent la moindre chose, il se purge…. Le plus singulier, c'est que dès la fleur de l'âge, il ait été tel…. Au reste, vous vous rappelez le mot de Dumoulins, qui, dans un accès d'impatience sur l'énumération de ses maux & de ses peurs, se mit à l'injurier & à lui protester qu'il ne devait pas craindre la mort, puisqu'il n'avait pas de quoi mourir. Rien de plus vrai: c'est une lampe qui s'éteindra faute d'huile, quand le feu dont il est dévoré aura tout consumé….