[c. 3 April 1778]
Vous exigés donc, Monsieur le Comte, des éclaircissemens sur ce qui regarde la maladie de M. de Voltaire, et sur les détails qui en sont rapportés par M. Linguet dans sa dernière feuille, N. 23.
Vous me dites que votre tendre amitié pour cet homme extraordinaire est offensée de ce que vous venés de lire.
Sans prétendre répondre à l'article des annales politiques, je me fais un devoir de vous dire, dans la plus exacte vérité, ce qui s'est passé: et vous verrés clairement que ceux qui ont fourni des mémoires à M. Linguet, ne l'ont pas bien informé.
M. de Voltaire a été attaqué chez moi d'une hémorragie violente, dont il a été sur le point de mourir, à l'âge d'environ quatre-vingt-quatre ans. Mais il est faux qu'il ait envoyé chercher un vieux Capucin. Ce fut M. L'abbé Gautier, cy-devant Jesuite, qui vint se présenter de lui-même, pendant que le malade vomissait en ma présence prèsque tout son sang. Il se proposa pour remplir les devoirs accoutumés parmi nous, sans qu'il y ait eu aucune déclaration authentique, comme il est dit dans le Journal.
Il est faux que ce devoir nécessaire et secret ait été rempli en présence de M. de Tersac, Curé de st Sulpice, qui n'y était pas, et qui était occupé à donner du travail et du pain à vingt mille pauvres dans sa paroisse. Il n'a visité le malade que pendant sa convalescence; et il ne lui a parlé que devant nous, avec toute la sagesse et toute la décence de son caractère honnête et respectable. Nous ne l'avons tous vu que comme un homme chargé du bien public, qui parlait à des cœurs pénétrés de ses vues bienfaisantes et patriotiques.
Voilà ce que les parens de M. de Voltaire, M. le marquis de Villevielle et moi, nous serions tous prêts de signer, comme témoins occulaires.
M. de Voltaire doit être affligé que M. Linguet, qui a paru si souvent lui rendre justice cherche à troubler aujourd'hui la fête que vient de lui donner la nation la plus juste et la plus éclairée.
Quand M. Linguet aura lu le récit de ce qui s'est passé lundy dernier à l'académie, au théâtre français et jusques dans les rues de Paris, quand il saura quels honneurs ont été rendus à mon ami en présence de la nation peut être m. Linguet lui même mêlera t-il quelques larmes à celles que ce spectacle à fait répandre.
Sur ce qui regarde mr d'Alembert, vous n'aurez pas de peine à vous apercevoir que les correspondants de mr. Linguet ne l'ont pas mieux informé.
Mr. d'Alembert jouit d'une réputation bien méritée. S'il est un des hommes les plus célèbres de l'Europe par la profondeur de ses connaissances, on peut dire qu'il est en même temps un des plus aimables par la douceur de ses mœurs & les grâces de son esprit; & si quelquechose le prouve c'est le nombre & l'espèce de ses amis.
J'ai l'honneur d'être Monsieur vôtre.