1775-08-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher ami, mon cher soutien de la raison et du bon goût, mon cher philosophe, mon cher Bertrand, le vieux Raton quoique n'en pouvant plus a reçu de son mieux m. d'Aulezy et madame la duchesse de Châtillon.
Il a fait son compliment à votre aide de camp La Harpe, sur les deux batailles qu'il vient de gagner. Il lève toujours les mains au seigneur pour le succès de la bonne cause. Mais il n'est pas heureux à la guerre; il vient de perdre le procès de douze mille agriculteurs nécessaires à l'état, contre vingt moines inutiles au monde. Le parlement de Besançon a condamné aux dépens et à la servitude douze mille sujets du roi qui ne voulaient dépendre que de lui, et non d'un couvent de moines. Nous verrons comment m. Turgot et m. de Malesherbe jugeront ce jugement de Besançon. Cette aventure m'attriste; il faut passer toute sa vie à combattre, mais je ne combattrai point Fréron, il ne faut pas attaquer à la fois toutes les puissances.

Si vous voyez m. de Neufchâteau, dites lui, je vous en prie, combien je suis touché de son amitié courageuse; mais détournez le du dessein d'intenter un procès qui serait très ridicule. Il se peut très bien que Fréron et la Beaumelle aient fait une Henriade meilleure que la mienne. Rien n'est plus aisé. Il n'y a pas moyen de présenter requête au conseil pour obtenir qu'on préfère ma Henriade à celle de Fréron. Cette démarche serait d'ailleurs contre les principes de m. Turgot qui donne toute liberté aux marchands de livres comme aux marchands de blé.

Considérez encore, s'il vous plaît, que la loi du talion est en vigueur dans la république des lettres. Je me suis tant moqué de l'ami Fréron qu'il est bien juste qu'il me le rende. Si m. de Neufchâteau veut prendre mon parti et combattre en ma faveur en champ clos dans le Mercure ou dans quelque autre des mille et un journaux qui paraissent toutes les semaines, cela pourra faire un très grand effet sur l'esprit de trois ou quatre lecteurs désintéressés, et je lui en témoignerai ma juste reconnaissance.

Je renvoie ces jours-ci au roi de Prusse son capitaine ingénieur, et je crois lui faire un très bon prèsent. Je vous remercie mille fois, mon cher ami, de la bonté que vous avez eue de recommander ce jeune homme. C'est une de vos bonnes actions. Le roi de Prusse cherchera toujours à mériter votre suffrage, et toutes les fois qu'il agira en prince généreux et bienfaisant, c'est à vous qu'on en aura l'obligation.

Laharpe me succédera bientôt dans votre académie. J'ai eu une nourrice qui disait à mon âge les Deprofundis me battent les fesses.

Je Vous embrasse bien tendrement.