1777-01-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Ne criez pas tant, messieurs, il y a longtemps que votre dîner est prêt, mais je n'ai pas osé le servir sur table, et même encore aujourd'hui je tremble de vous faire très mauvaise chère: il n'y a que trois services.
Je m'étais imaginé qu'en les donnant a dîner, et les trois actes assez plaisants et assez intéressants, à mon gré, du droit du seigneur, à souper, cela pourrait vous amuser quelque jour. Il est vrai que la peur m'a pris quand j'ai relu ma petite drôlerie tragique; et ma peur a été si grand que je ne voulais pas montrer cet abrégé de tragédie à made Denis. Hier j'ai surmonté mon dégoût et ma crainte; je lui ai donné la pièce à lire, elle a pleuré, et cela m'a rassuré. Quand je dis rassuré, ce n'est pas auprès du parterre; car vous savez qu'à présent notre ville est divisée en factions. J'ai contre moi le parti anglais, le parti juif, le parti dévot, tous les auteurs, tous les journalistes, et dieu sait quelle joie quand toute cette canaille se réunira pour siffler un vieux fou qui dans sa quatre-vingt-troisième année abandonne toutes ses affaires pour donner un embryon de tragédie au public. Je suis assez fat pour croire que le rôle de mon impératrice est très honnête, très touchant, et même si on veut assez théâtral. Mais où mon gros abbé Mignot a-t-il pêché que le style est dans le goût de Semiramis et de Mahomet? Je vous jure qu'il n'en est rien, je ne le crois pas rampant, mais je le crois beaucoup plus approchant du naïf que du sublime. C'est un combat éternel de l'amour et de la vertu. Le fond de l'étoffe est agréable, mais elle ne peut pas être nuancée.

Je doute fort après tout ce qui me revient sur madelle St Val, que mon impératrice soit digne de ses talents. Et puis quand cette grande actrice voudrait se charger du rôle; quand le Kain voudrait jouer le rôle de ce qu'on appelle l'amoureux; quand Brisart voudrait jouer le père, qui, par parenthèse, est un moine; enfin, quand tous les comédiens seraient d'accord, comment pourrait on s'y prendre pour donner au public cet ouvrage malgré les lois fondamentales de la comédie, qui veulent que chaque pièce passe à son rang? Les comédiens ont je crois encore quarante comédies à faire tomber avant moi. Il faudrait que je vécusse jusqu'à quatre-vingt-dix ans pour trouver place.

Vous sentez bien que la personne qui m'offre une place dans sa loge, me fait quelque honneur et quelque plaisir. Je ne suis point ingrat; je me sens même beaucoup d'inclination pour cette personne; mais je vous supplie de considérer que j'ai perdu les yeux, les oreilles, les jambes, les dents, la langue, et qu'il n'y a pas moyen que j'aille me montrer parmi des jeunes gens. Très sérieusement, mon cher ange, je n'en peux plus. Si je m'allais mettre dans une loge de la Comédie, on me prendrait pour un des spectres de Shakespear. Ne dites point, je vous en prie, que je n'ai que quatre-vingt-deux ans; c'est une calomnie cruelle. Quand il serait vrai selon un maudit extrait baptistaire que je fusse né en 1694 au mois de 9bre, il faudrait toujours m'accorder que je suis dans ma 83e année. Vous me direz que 83 ne me sauveront pas plus que 82 de la rage des barbares qui me persécutent; cependant ma remarque subsiste (comme dit Dacier). Tout ce que je sais c'est que si j'en avais quatre-vingt treize je vous aimerais autant qu'à trente. La lie de mon vin vous appartient comme la mère goutte et mon coeur est tout jeune quand je pense à vous.

Je vous souhaite la bonne année, mon cher ange, les années heureuses sont faites pour vous.