à Ganges ce 25 juin 1776
Monsieur,
La célébrité de vôtre nom, la vaste étendue de vos connaissances, tout m'intimide quand je veux vous écrire; mais vous daignés m'honorer de plus en plus de vos bontés, & il faut bien que j'ose vous assurer de tems en tems de mon éternelle reconnaissance.
Lorsque j'appris que le clergé avait été consulté sur l'article de nos mariages, je désespérai de les voir réhabilités. De tous les Dogmes qui seraient les plus prôpres à faire le bonheur des Etats, celui de la tolérance sera le dernier que le clergé adoptera.
J'ai, Monsieur, un petit ouvrage à Paris déjà depuis quelques années. Un docteur de Sorbonne, à l'examen duquel il fut soumis, l'a trouvé plein d'onction, de piété, et même d'instruction; malgré cela il a refusé de l'approuver, parce, dit-il, que mes articles sur l'Ecriture, les sacremens, la tolérance ne sont point au ton de la doctrine de son Eglise. Voilà donc mon ouvrage mis au croc. S'il avait été imprimé, j'aurais eu l'honneur de vous en envoïer un exemplaire, & je ne doute pas que vous n'eussiés gouté mon christianisme.
Je ne sais si je connais bien dieu, mais voici ce que je disais dimanche dernier à mon Troupeau, Dieu est le père commun de tous les hommes, & il répand sur tous ses douces & salutaires influences. Il les a tous placés comme au pied d'une Echelle qui va de la Terre au Ciel, & il leur Crie à tous, Montés, venés à moi, & vous trouverés la paix & le bonheur. Ce qu'il dit aux uns, il le dit également aux autres; & s'il en est encore je ne sais combien qui ne font que camper au plus bas échellon, ce n'est pas sa faute, mais la leur.
On m'a écrit que nous avions tout perdu par la retraite de M. de Malesherbes & le renvoi de M. Turgot. Cependant je ne crains point pour nous de nouveaux malheurs. Notre Roi est doux & pacifique, & nous serons assés heureux pour qu'il ne soit jamais entouré de gens qui cherchent à le rendre dur & cruel.
La paix, Monsieur, est, sans doute, le plus grand des biens, mais nous avons beau l'aimer, & concourir même de tout notre pouvoir à l'entretenir, nous n'en jouïssons pas toujours. Il est presque par tout des esprits inquiets qui ne peuvent se résoudre à laisser en répos leurs semblables, et je voudrais bien que vous n'eussiés été jamais en butte à leurs fureurs.
Nous avons dans nos contrées des viellards de plus de quatre-vingts dix ans, qui jouïssant de tous leurs sens_& je vous souhaite encore une plus longue vie. Vôtre mort porterait dans mon coeur un deuil qui ne finirait qu'avec moi J'ai l'honneur de vous en assurer, & d'être avec tout le respect imaginable,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Pomaret