1776-06-04, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous me sçavés gré, mon cher ami, de vous écrire lorsque vous êtes affligé.
Ne savés vous pas sentir que c'est une raison de plus pour redoubler mes soins, et s'il est possible, le sentiment que je vous ai voué depuis plus de soixante ans? Mais comme votre douleur n'est qu'une douleur de raison je crois qu'on peut la combattre et parvenir à vous prouver qu'elle n'est pas fondée. Je commence par convenir que les deux ministres dont nous sommes privés méritent vos regrets ainsi que ceux de toute la France, mais croire que leur retrait entrainera la chute de votre édifice, c'est aller beaucoup trop loin et vous tromper de la manière la plus fâcheuse.

Quand on se fait des illusions il faut qu'elles soient agréables. Celle à la quelle vous vous livrés n'est pas assurément de cette espèce. Par quel moien voudrait on détruire ce qu'il est raisonable de conserver? Le marché avec les fermiers généraux ne leur est pas moins avantageux qu'au pays que vous avés créé. Mr de Cluni est homme d'esprit aimant les lettres, admirateur de vos ouvrages, ami de vos amis, nullement destructeur. Pourquoi le craindre? Comptés que loin de vous causer de la peine il sera disposé à vous favoriser dans tout ce qui dépendra de lui. Vous êtes de plus une grande ressource, un véritable appui. Mr de Vaine s'est rendu aux instances de mr de Cluni. Il reste avec son département, le plus essentiel de tous.

Au surplus les changements que je vous ai demandé n'ont pas besoin d'une tête fort libre, ce ne sont que des retranchements très utils puisqu'ils raprocheront les beautés, ôteront des défauts et ne vous mettront point en dépense de nouveaux vers. Vous prétendés mon cher ami qu'il n'y a plus aucun exemplaire de ce que vous appellés rogaton et qui a été égaré chés mr de Sartines. Voilà dumoins ce que vous dites à mr de Thibouville. Permettés moi de vous représenter qu'une pareille disette est impossible. Si vous n'avés pas d'autre occasion chargès mr l'abbé Mignot, à qui je fais ainsi qu'à sa soeur bien des amitiés, de nous apporter ce que nous n'avons pas et que nous désirons vivement, les Chinois et tout ce que vous avés fait depuis. Je voudrois bien aussi avoir la guerre de Geneve que j'ai eû et qu'on m'a volé. Enfin, mon cher ami, il est honteux que je n'aye pas toutes vos productions tandis que bien d'autres qui (je l'ose dire) les méritent moins se vantent de les avoir.

Vous ignoriés l'existence de la soeur de mr de Thibouville. Il en avoit deux, me[? Brisvalt] et me de Folleville. Cette dernière, qu'il a perdu, est celle qu'il aimoit le mieux, quoique dévote elle étoit fort aimable surtout pour lui, puisqu'après dieu il étoit ce qu'elle aimoit le plus. La Harpe est en effet aboyé par bien des polissons. C'est une suite naturelle de son mérite et de ses talents. Il doit être bien consolé par la couronne académique qu'il vient d'obtenir malgré les prêtres, les Seguiers etc. Je vous ai envoyé les chansons du petit Lugeon c'est un très petit présent. Cependant je vous prie d'en remercier l'auteur. Je dirai comme melle Gaussin, cela leur fait tant de plaisir et me coûte si peu. Une lettre de vous comblera de joye ce petit Lugeon. J'ignore si vous avés receu le second tome de la maison de Bourbon. Supposé que vous l'ayés c'est encor le cas d'un remerciement à mr des Ormeaux qui n'est qu'un sage écrivain mais un fort bonhomme.

Je vous félicite du théâtre qu'on bâtit dans votre colonie. Melle st Val en sera l'ornement s'il vous est possible de l'avoir mais on la mande à Paris pour remplacer melle Rocou. Elle vient de faire une fugue pour se soustraire à ses créanciers qui étoient sur le point de l'arrêter. Cependant comme on n'envoye point à melle st Val un ordre de réception je doute qu'elle quitte le certain qu'on lui donne à Lion pour s'exposer aux inconvéniens d'un nouveau début. Ainsi vous avés encor l'espérance de la conserver dans votre voisinage. Quand à le Kain il sera toujours à vos ordres quand il le pourra et que son service à la cour et à la ville n'y mettra point d'obstacle. Je devrois être las de vous parler de ses succès et vous de les lire mais il m'est impossible de me taire sur la représentation d'Adelaide du Guesclin. Il a joué Vendome avec une supériorité incroyable. Il a été autant audessus de lui qu'il a coutume de l'être sur les autres. Que ne sommes nous dans l'heureux tems des fées! Je chargerois celle qui se diroit ma maraine, de vous transporter au lieu de votre gloire lors qu'on joue ou Zaire, Semiramis, ou Adelaide — quel effet votre présence produiroit! Mais elle en feroit encor un plus grand sur le coeur d'un ami qui vous aime autant qu'il est possible d'aimer.