A Paris ce 11 mars 1774
Vous avés très bien fait, mon cher ami, de ne pas confier à la poste les détails que contient votre lettre du 25.
Je me serts aussi pour y répondre d’une voye détournée et que je crois sûre parce qu’elle m’a déjà réussi. Croiés moi mon cher ami, abandonnés Beaumarchais et ne vous brouillés point avec Marin. Vous m’avés ouvert votre coeur. Je vais, en vous ouvrant le mien, tâcher de justifier mon double conseil. Je n’aime n’y n’estime Marin. J’ignore s’il est coupable ou non des horreurs dont on l’accuse, mais le tour qu’il vous a joué me suffit pour ne le pas regarder comme un honnête homme. Cependant il peut servir dans bien des occasions et il peut beaucoup nuire dans mille autres. Il a l’oreille du ministre le plus accrédité qui le protège ouvertement, il est admis avec une sorte de distinction chés le 1er président, mr de Sartines qui en fait intérieurement peu de cas, le soutient et le favorise par politique. Je pense donc que vous devés dissimuler les sujets de plainte qu’il vous a donné, agir avec lui comme par le passé, entretenir ou renouveller votre correspondance, avec le ménagement et la défiance que vos découvertes doivent vous inspirer mais sans lui faire appercevoir trop clairement du changement dans votre conduite. Quand à Beaumarchais il est certain qu’avant son affaire il avoit la plus mauvaise réputation. Je n’insiste point sur l’excès de fatuité qui l’avoit fait chasser de la cour, sur son insolence dans la société ny sur la manière dont il a vécu avec mr le duc de Chaulnes, liaison qui a fini de sa part par la trahison et la lâcheté, mais comptés que mes soupçons sur sa scélératesse n’ont pas été avancés légèrement. Les preuves ou dumoins les présomptions les plus fortes, à cet égard, me sont venûes sans qu’assurément je le cherchasse. Qu’opposés vous mon cher ami à une opinion aussi bien fondée? L’impossibilité qu’un homme gay ait commis de grands crimes. Cette maxime est un peu dramatique, mise en beaux ou jolis vers elle produiroit son effet dans une pièce tragique ou comique, mais convenés que ce n’est pas là une justification qu’on puisse donner comme sérieuse. Je connois le père, c’est un bon horloger, son témoignage seroit d’un grand poids. En fait de montres et de pendules c’est tout ce que je peux lui accorder. Qu’est ce que l’affaire de Beaumarchais dans son origine? Un compte avec mr Duvernai dont il résulte une créance considérable en sa faveur. Je tiens d’un des premiers juges du tribunal où il a d’abord gagné son procès que l’acte lui a paru infiniment suspect, qu’il étoit persuadé comme homme de sa fausseté mais que comme juge il n’avoit pas osé le prononcer et que ses confrères avoient pensé de même. Le parlement plus hardi l’a annulé. Il avoit essayé de corrompre son rapporteur en gagnant sa femme, démarche qui n’est pas fort honnête. Il est impossible de penser qu’il eût donné 200 louis pour le seul plaisir d’envisager mr de Goesman et d’obtenir une audiance. C’étoit donc un vrai projet de corruption. N’ayant rien de bon à dire à ce sujet, il a pris le parti de se concilier le public en l’amusant, moyen qui n’est que trop sûr auprès de la plus frivole des nations. Pour y parvenir il a abandonné le fond de sa cause et s’est livré à des discutions étrangères. Il a introduit sur la scène les personages qu’il a cru les plus susceptibles de ridicules. Il a joint à la malignité des épigrammes, les injures les plus atroces.
Sa gayeté a réjoui, sa méchanceté a fait impression, elle a donné à son stile une chaleur et une sorte d’éloquence inséparables d’une licence effrenée ce qui prouve que c’est à elle qu’il doit le succès de ses mémoires. C’est qu’avant ce tems il passoit pour un très mauvais écrivain. Il avoit fait deux comédies qui ne méritent pas seulement ce nom et qui sont détestables. La préface qu’il a mis à la tête de celle qu’il a fait imprimer n’est pas lisible. On parle d’un certain barbier de Seville qu’on dit plaisant. Cela me rappelle une anecdote que je ne dois pas vous laisser ignorer. Dans le tems qu’on répétoit les loix de Minos, il osat prendre des mesures pour passer avant vous. Elles lui avoient réussi, la pluspart des comédiens avoit adopté ce projet et il a été en partie cause du funeste délai de la représentation de votre tragédie et de ce qu’elle a été prévenüe par cette maudite impression qui a tout perdû. Vous m’avouerés que ce manège étoit de la part de l’auteur du barbier un manque des égards qui vous sont dûs à tant de titres. Revenons à quelque chose de plus sérieux. L’arrêt qui vient d’être rendu a noté Beaumarchais d’infamie, jugé ses mémoires libeles puis qu’il les a condamné à être brûlés par la main du boureau, ce qui est rarement d’usage à l’égard de ceux qui ne sont faits que contre des particuliers. Il faut mon cher ami ou que vous accusiés un tribunal, que vous avés loué, de la plus grande injustice, ou que vous renonciés à la bonne opinion que vous voulés conserver de Beaumarchais. Je n’ajouterai qu’un mot, c’est qu’il est en horreur à la cour dumoins auprès du maitre et du ministre dont j’ai parlé au commencement de ma lettre. En voilà assés et trop sur cette vilaine matière. Vous en étiés si plein que vous ne m’avés répondu ny sur le duc d’Albe (qui persiste à vouloir cette lettre que vous lui refusés inhumainement) ny sur les tragédies. Vous ne m’accusés pas seulement la réception de l’extrait de la lettre de Chevalier au sujet des loix de Minos. J’ai vu depuis un comédien, il m’a confirmé que la pièce avoit eu le plus grand succès et qu’elle avoit été demandée et jouée pour la clôture qui se fait à Bruxelles lors du caresme.
Est t’il vray que vous irés à Bordeaux? Le mareschal s’en vante. Vous ne m’en dites rien. Tout chemin, dit on, mène à Rome, je voudrois bien que le proverbe se vérifiât à l’égard de Paris. Adieu mon très cher ami. Me d’Argental vous remercie très tendrement de votre souvenir. Elle n’est point malade mais toujours fort incommodée. Vous sçavés combien nous vous aimons et que c’est pour la vie. Ah le taureau, si vous l’adressés à mr de Sartines il est juste qu’il y ait un exemplaire pour lui.