1776-05-17, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Je réponds aujourd'hui mon cher ami, à votre lettre du 11 que j'ai receu hier au soir.
Cet empressement ne me vaudra t'il pas quelque chose au delà de ce que vous avés coutume de m'accorder? Si mes lettres contribuent à vous procurer quelque consolation, les vôtres font mon bonheur ainsi que vos ouvrages lorsque je suis assés heureux pour qu'ils me parviennent. Je ne peux vous exprimer combien je suis étonné et piqué de ce pacquet qu'on prétend m'avoir envoyé et que certainement je n'ai point receu. Est t'il possible que vous n'ayés aucune occasion pour réparer le tort qu'on m'a fait? Il passe à tout moment quelques personnes à Ferney qui pouroient à leur retour me remettre ce que vous auriés la bonté de leur donner. Le même moien serviroit pour mr de Thibouville à qui vous devés un compliment sur la mort d'une soeur qu'il vient de perdre et qu'il regrette avec raison. La voye de mr d'Ogni est aussi très sûre, vous auriés dû vous plaindre à lui de ce polisson de Juvigni. Il a beau le protéger, il ne le soutient sûrement pas dans ses mensonges. Mr de la Harpe vous aura sans doute mandé que votre désaveu a été imprimé dans le Mercure de ce mois et qu'il a couvert de honte l'auteur de l'imposture. Il vous aura appris en même tems la justice que l'académie lui a enfin rendu en le choisissant pour succéder au pauvre Colerdau. La cour a approuvé son élection. Cette nouvelle vous aura causé une joye bien troublée par le changement des ministres. La retraite de mr de Malsherbe auroit entrainé nécessairement celle mr Turgot. Il étoit près de donner sa démission lorsque le Roi la lui a demandé d'une manière un peu sèche et qu'il ne méritoit pas. Mr de Clugni son successeur est homme de mérite mais comment remplacer celui qui n'avoit d'autre passion que l'amour du bien de l'humanité et peutêtre le seul ministre qui ait pensé efficacement au soulagement de la partie la plus nombreuse de la nation et la plus négligée, celle du pauvre.

Je vous remercie, mon cher ami, de vos tentatives en faveur de le Kain. Je conçois qu'il étoit impossible de les pousser plus loin. Il a été sublime dans Tancrede; Cette pièce a fait une si grande impression que la Reine a voulu la voir et l'a demandée pour demain. J'ai depuis longtems une chose sur le coeur que je dois vous dire au sujet de cette tragédie. La petite scène du 3 après que les chevaliers sont partis refroidit tous les spectateurs. De plus il est singulier que le père ne demande pas à sa fille raison de l'émotion suivie d'un évanouissement que la vue de Tancrede lui a causé. Vous sauveriés ce défaut en supprimant la scène d'ailleurs fort inutile et nuisible puisque l'acte finiroit bien plus chaudement après les vers que Tancrede dit en partant. Ceux dont vous vous êtes plaint dans le récit d'Aldamon ont été supprimés. Le Kain est absolument de mon avis mais nous n'avons pas osé faire cette suppression sans votre attache. Répondés je vous en prie à cet article et que ce soit conformément à nos désirs. Quand vous aurés donné votre consentement nous serons encouragés à vous demander aussi un autre retranchement dans Semiramis. C'est celui de la 1ère scène au 4ème acte qui n'apprend rien, qui ne sert à rien et qui est parconséquent nulle. En commençant l'acte par celle du grand prêtre avec Ninias l'action croit bien plus rapidement et produiroit plus d'effet. Je vous demande pareillement réponse à ce sujet. Ne soiés point en peine de la retraite de melle Dumenil. Elle est bien plus aisée à remplacer que nos ministres. Nous avons melle de st Val, égale à elle dans son meilleur tems et fort supérieure à ce qu'elle étoit en dernier lieu. Je ne vous ai pas laissé ignorer le prodigieux succès qu'elle a eu dans Semiramis.

Adieu mon très cher ami, je vous embrasse très tendrement. Je suis pour le moins de votre avis, il est affreux que ce soit de si loin. Bien des choses je vous en prie à me Denis et à mr l'abbé Mignot.