O mon cher maître! dites moi donc quel est ce chevalier de Morton, dont je viens de recevoir une épître sublime datée de Genève.
Je n'ai jamais connu de ce nom là que mylord Morton, notre président de la Société royale de Londres, qui daigna m'admettre, en 1750, dans celle d'Edimbourg! Que pourrais je lui répondre! moi chétif, qui n'ai jamais écrit de vers que ceux qui me furent dictés par l'amour ou par l'amitié?
O Voltaire! ô mon maître! ô mon illustre ami!
C'est toi qui brisas l'œuf que couvait l'ignorance,
Si l'affreux fanatisme et si l'intolérance
Dans le Français enfin trouvent un ennemi,
C'est à toi qu'il le doit, c'est d'après toi qu'il pense!
Souviens toi que ta main caressant mon enfance,
Guidait vers un ciel pur mon œil mal affermi,
Quand ta plume de feu, dès ton adolescence,
Foudroyait les horreurs de Saint-Barthélemi.
Tes sublimes leçons germèrent dans mon âme;
Je l'élevai dès lors jusqu'à son créateur,
Et je vis sous mes pieds le poignard et la flamme,
Dont le faux zèle adroit arme un persécuteur.
Adoucissant mes mœurs, éclairant mon génie,
Ta muse m'inspirait le goût charmant des vers;
Bientôt, suivant tes pas au temple d'Uranie,
J'appris à voir en grand, et l'homme, et l'univers.
Oui, ta voix chaque jour agrandissait mon être:
J'évitai de René les prestiges brillants;
Dans Locke et dans Newton tu me fis reconnaître
Les sages qui devaient guider mes pas tremblants.
Mais l'homme est il toujours tout ce qu'il pourrait être?
Dès l'âge de quinze ans je ne fus plus à moi:
Elevé dans la cour de mon august maître,
L'aimer et le servir fut ma suprême loi.
Tout Français se doit moins qu'il ne doit à son roi.
Gémissant d'un fléau qui dévaste la terre,
J'ai souvent combattu, trois fois j'ai vu la guerre;
J'ai vu les trahisons qu'on éprouve à la cour;
Heureux encore, hélas! si le cruel amour,
En m'arrachant des bras de la philosophie,
Eût moins tyrannisé tout le cours de ma vie!
Nous avons éprouvé tous deux le même sort.
Tu le sais! . . . Comme toi, j'avais une Emilie! . . .
Je chantais et j'aimais! . . . . L'impitoyable mort
Au printemps de ses jours trancha sa destinée.
A l'affreux désespoir mon âme abandonnée
Resta dans le silence à la fleur de mes ans,
Et longtemps je frémis en voyant deux amants.
Mais on n'étouffe point le cri de la nature:
Voulant à ma vieillesse assurer un soutien,
Je me soumis aux lois d'un durable lien.
Je ne me trompai point. . . . Une âme noble et pure
Sut consoler la mienne, embellir tous mes jours. . . .
Nous sommes entourés des fruits de nos amours. . . .
Ils m'écoutent. . . . Ma voix leur répète sans cesse
Les leçons que de toi j'obtins dans ma jeunesse.
Tes leçons! . . . Qu'il m'est doux de les leur voir aimer!
O grand homme! . . . Déjà je peux les estimer.
Ma fille à l'honneur pur que fait aimer sa mère,
Joint tout ce qui pourrait te rappeler son père.
Oui, mes enfants seront dignes d'être Français;
Ils te lisent sans cesse, et je me reconnais
Aux transports que tes vers excitent dans leur âme.
Ils croissent aux rayons de ta féconde flamme;
Ils sauront distinguer, d'avec les préjugés,
Les principes divins dont se sont dégagés
Ces apôtres du bien, cette troupe effrénée,
D'auteurs inconséquents, plus vains que Salmonée.
L'amour du paradoxe exhalant son poison,
Ne pervertira pas leur naissante raison.
Méprisant les abus de la métaphysique,
Ils porteront sur tout un œil géométrique;
N'imaginant jamais, travaillant à bien voir,
Ils sauront distinguer l'orgueil, du vrai savoir.
Ah! puissent ils un jour occuper cette place
Qu'aux temples d'Uranie on m'accorda par grâce!
S'ils pouvaient t'écouter, s'ils vivaient près de toi,
Bientôt ils en seraient bien plus dignes que moi.
Pardonne, ô mon ami! cet excès de faiblesse!
J'ose, pour mes enfants, te montrer ma tendresse;
J'espère leur devoir encor quelques beaux jours;
Avec eux je crains moins d'en voir finir le cours,
Je crains moins de mes sens la triste décadence:
On vit, tant que l'on aime; on est, tant que l'on pense.
Flambeau de ma patrie et du monde éclairé,
Ton feu paraît toujours plus vif, plus épuré;
Tu combats comme Hercule une hydre détestable,
Qui renaît pour lever une tête coupable
Contre son dieu, son père et son unique espoir;
Ce dieu! ton cœur l'aima, ton esprit le fit voir
Des mondes dans l'espace ordonnant la structure,
Et pour les rendre heureux fécondant la nature.
Achève d'éclirer ces Welches insensés,
Par les mains de l'erreur depuis longtemps bercés.
Lorsque l'homme est séduit par quelque vain système,
Ce n'est que la raison, ce n'est point l'anathème,
Qui peut le ramener et dessiller ses yeux.
Des nouveaux Anitus les excès furieux
Ont toujours confondu l'erreur avec le crime.
Faibles pour éclairer l'innocente victime
Qui rougit tant de fois leurs utiles autels,
On les a vus l'horreur ou l'effroi des mortels;
Mais tiennent ils encor l'urne de l'ostracisme?
Un jour plus pur succède aux jours du fanatisme:
Un pontife orgueilleux, avec un fer sacré,
N'oserait plus proscrire un nom si révéré.
Au pied des monts Crapacks, quelle est cette lumière
Dont la sphère s'étend sur la nature entière?
Ses rayons, repoussés par l'Erèbe en courroux,
Triomphent de son ombre, et viennent jusqu'à nous:
C'est là qu'avec la paix règne la bienfaisance,
C'est là que tout fleurit par ta seule présence,
C'est là qu'on te bénit comme un autre Osiris,
Tandis que maint Typhon déshonore Paris.
Reviens. . . . A notre cour un sage peut paraître. . . .
Viens jouir du bonheur de voir ton nouveau maître,
De voir près de son trône un Socrate, un Solon,
Applaudir à des mœurs que n'eut point Salomon:
Il en a les projets . . . et sa main bienfaisante
Commence à secourir la France gémissante.
Reviens. . . . Tes cheveux blancs, par sa main couronnés,
Aux yeux de l'univers enfin seront ornés
Des lauriers obtenus par le Tasse et Pétrarque;
Leur feuille émoussera les ciseaux de la parque;
Tu verras les beaux jours que mérita Nestor,
Et pour prix d'avoir fait renaître l'âge d'or
Dans les champs de Ferney, bientôt la voix publique
Va joindre à ces lauriers la couronne civique!
Quel miracle ne méritez vous pas de faire, ô mon cher maître! C'en est un que de m'avoir électrisé comme une vieille mandoline dont les cordes détendues forment encore quelques vibrations, lorsque la lyre d'Orphée rend des sons harmonieux. Non, je ne perds pas de vue le projet de vous aller rendre hommage dans cette retraite que vous avez sur rendre digne de vous à force de bienfaits; et ce sera le temple de Thélème pour votre ancien disciple, serviteur et ami