A Ferney, 15 février [1775]
Sire,
Je ne suis point étonné que le grand baron de Polnitz se porte bien à l'âge de quatre-vingt-huit ans; il est grand, bien fait, bien constitué.
Alexandre, qui était très bien constitué aussi, et très bien pris dans sa taille, mourut à trente ans, après avoir seulement remporté trois victoires; mais c'est qu'il n'était pas sobre, et qu'il s'était mis à être ivrogne.
Quand je le loue d'avoir gagné des batailles en jouant de la flûte, comme Achille, ce n'est pas que je n'aie toujours la guerre en horreur; et certainement j'irais vivre chez les quakers en Pensilvanie, si la guerre était partout ailleurs.
Je ne sais si votre majesté a vu un petit livre qu'on débite publiquement à Paris, intitulé le Partage de la Pologne, en sept dialogues, entre le roi de Prusse, l'impératrice-reine et l'impératrice russe. On le dit traduit de l'anglais; il n'a pourtant point l'air d'une traduction. Le fond de cet ouvrage est sûrement composé par un de ces Polonais qui sont à Paris. Il y a beaucoup d'esprit, quelquefois de la finesse, et souvent des injures atroces. Ce serait bien le cas de faire paraître certain poème épique que vous eûtes la bonté de m'envoyer il y a deux ans. Si vous savez vaincre et vous arrondir, vous savez aussi vous moquer des gens mieux que personne. Le neveu de Constantin, qui a ri et qui a fait rire aux dépens des Césars, n'entendait pas la raillerie aussi bien que vous.
Je suis très maltraité dans les sept dialogues; je n'ai pas cent soixante mille hommes pour répondre; et votre majesté me dira que je veux me mettre à l'abri sous votre égîde. Mais, en vérité, je me tiens tout glorieux de souffrir pour votre cause.
Je fus attrapé comme un sot quand je crus bonnement, avant la guerre des Turcs, que l'impératrice de Russie s'entendait avec le roi de Pologne pour faire rendre justice aux dissidents, et pour établir seulement la liberté de conscience. Vous autres rois, vous nous en donnez bien à garder, vous êtes comme les dieux d'Homère, qui font servir les hommes à leurs desseins, sans que ces pauvres gens s'en doutent.
Quoi qu'il en soit, il y a des choses horribles dans ces sept dialogues qui courent le monde.
A l'égard de d'Etallonde Morival, qui ne s'occupe à présent que de contrescarpes et de tranchées, je remercie votre majesté de vouloir bien me le laisser encore quelque temps. Il n'en deviendra que meilleur meurtrier, meilleur canonnier, meilleur ingénieur; et il vous servira avec un zèle inaltérable dans toutes les journées de Rosbac qui se présenteront.
J'espère envoyer à votre majesté, dans quelques mois, un petit précis de son aventure velche, vous en serez bien étonné. Je souhaiterais qu'il ne plaidât que devant votre tribunal. C'est une chose bien extraordinaire que la nation velche! Peut on réunir tant de superstition et tant de philosophie, tant d'atrocité et tant de gaieté, tant de crimes et tant de vertus, tant d'esprit et tant de bêtises? Et cependant cela joue encore un rôle dans l'Europe! Il ne faudrait qu'un Louvois et qu'un Colbert pour rendre ce rôle passable; mais Colbert, Louvois et Turenne ne valent pas celui dont le nom commence par une F, et qui n'aime pas qu'on lui donne de l'encens par le nez.
En toute humilité, et avec les mêmes sentiments que j'avais il y a environ quarante ans.
Le vieux malade de Ferney