à Potsdam, ce 30 juillet 1774
Je ne me hasarde pas encore à porter mon jugement sur Louis XVI; il faut avoir le temps de recueillir une suite de ses actions; il faut suivre ses démarches, et cela, pendant quelques années.
Ou faute de se précipiter et de se décider à la hâte, on se trompe.
Vous qui avez des liaisons en France, vous pouvez savoir, sur le sujet de la cour, des anecdotes que j'ignore. Si le parti de l' infâme l'emporte sur celui de la philosophie, je plains les pauvres Velches; ils risqueront d'être gouvernés par quelque cafard en froc ou en soutane, qui leur donnera la discipline d'une main, et les frappera du crucifix de l'autre. Si cela arrive, adieu les beaux arts et les hautes sciences; la rouille de la supersition achèvera de perdre un peuple d'ailleurs aimable, et né pour la société. Mais il n'est pas sûr que cette triste folie religieuse secoue ses grelots sur le trône des Capets.
Laissez en paix les mânes de Louis XV. Il vous a exilé de son royaume, il m'a fait une guerre injuste; il est permis d'être sensible aux torts qu'on ressent, mais il faut savoir pardonner. La passion sombre et atrabilaire de la vengeance n'est pas convenable à des hommes qui n'ont qu'un moment d'existence. Nous devons réciproquement oublier nos sottises, et nous borner à jouir du bonheur que notre nature comporte.
Je contribuerai volontiers au bonheur du pauvre Morival, si je le puis. Corriger les injustices et faire le bien sont des inclinations que tout honnête homme doit avoir dans le cœur. Cependant ne comptez que zéro le crédit que je puis avoir en France; je n'y connais personne. J'ai vu m. de Vergennes il y a vingt ans, comme il passait pour aller en Pologne, et ce n'en est pas assez pour s'assurer de son appui. Enfin, vous en userez dans cette affaire comme vous le jugerez convenable au bien du jeune homme.
J'ai vu jouer Aufresne sur notre théâtre. Il a joué les rôles de Coucy et de Mithridate. On m'a dit qu'il avait été à Ferney; aussitôt je l'ai fait venir pour l'interroger sur votre sujet; il m'a dit qu'il vous avait trouvé alité et urinant du sang. Ces paroles m'ont saisi; mais il ajouta que vous aviez déclamé quelques rôles avec lui, et je me suis rassuré.
Tant que vous fulminerez avec tant de force contre cet art que vous appelez infernal, vous vivrez; et je ne croirai votre fin prochaine que lorsque vous ne direz plus d'injures aux vengeurs de l'état, à des héros qui risquent leur santé, leurs membres et leur vie, pour conserver celle de leurs concitoyens. Puisque nous vous perdrions, si vous ne lâchiez de ces sarcasmes contre les guerriers, je vous accorde le privilège exclusif de vous égayer sur leur compte. Mais représentez vous l'ennemi prêt à pénétrer aux environs de Ferney; ne regarderiez vous pas comme votre dieu sauveur le brave qui défendrait vos possessions, et qui écarterait cet ennemi de vos frontières?
Je prévois votre réponse. Vous avancez qu'il est juste de se défendre, mais qu'il ne faut attaquer personne. Exceptez donc les exécuteurs des volontés des princes de ce que peuvent avoir d'odieux les ordres que leurs souverains leur donnent. Si Turenne et Louvois ont mis le Palatinat en cendres, si le maréchal de Belle-Isle osa proposer de faire un désert de la Hesse, ces sortes de conseil sont l'opprobre éternel de la nation française, qui, quoique très polie, s'est quelquefois emportée à des atrocités dignes des nations les plus barbares.
Observez cependant que ce Louis XV rejeta la proposition du maréchal de Belle-Isle, et qu'en cela il se montra supérieur à Louis XIV.
Mais je ne sais où je m'égare. Est ce à moi à suggérer des réflexions à ce philosophe solitaire qui, de son cabinet, fournit toute l'Europe de réfléxions? Je vous abandonne à toutes celles que vous fournira votre esprit inépuisable. Il vous dira sans doute qu'autant vaut il déclamer contre la neige et la grêle que contre la guerre; que ce sont des maux nécessaires; et qu'il n'est pas digne d'un philosophe d'entreprendre des choses inutiles.
On demande d'un médecin qu'il guérisse la fièvre, et non qu'il fasse une satire contre elle. Avez vous des remèdes, donnez les nous; n'en avez vous point, compatissez à nos maux. Disons comme l'ange Ituriel: Si tout n'est pas bien dans ce monde, tout est passable; et c'est à nous de nous contenter de notre sort.
En attendant, vos héros russes entassent victoires sur victoires, sur les bords du Danube, pour fléchir l'indocilité du sultan. Ils lisent vos libelles, et vont se battre. Et votre impératrice, comme vous l'appelez, a fait passer une nouvelle flotte dans la Méditerranée, et, tandis que vous décriez cet art que vous nommez infernal dans vos ouvrages, vingt de vos lettres m'encouragent à me mêler des troubles de l'orient. Conciliez, si vous pouvez, ces contraires, et ayez la bonté de m'en envoyer la concordance.
Nous avons reçu ici les vers d'un soi-disant Russe à Ninon de l'Enclos , Pégase et le vieillard, et nous attendons Louis XV aux champs Elysées. Tout cela vient de la fabrique du patriarche de Ferney, auquel le philosophe de Sans-Souci souhaite longue vie, gaieté et contentement. Vale.
Federic