19 avril 1776
Mon cher ange, le gros abbé Mignot m'a apporté des lettres bien consolantes de vous.
J'en avais grand besoin quand il est arrivé, car tous mes maux m'avaient repris. Vos lettres versent toujours du baume sur mes blessures; mais je vous avoue que les cicatrices sont un peu profondes. Tout ce que vous dites des pères de la patrie est bien pensé, bien juste, bien vrai. Vous avez grande raison d'être de l'avis du pont neuf qui dit dans la chanson,
Mais tout fichus pères qu'ils sont, en ont ils moins répandu le sang du chevalier de la Barre et du comte de Lally? En ont ils moins persécuté les gens de lettres qui avaient eu la bêtise de prendre leur parti? Se sont ils moins déclarés contre le bien que fait le roi? Ont ils moins essayé de troubler le ministère? Sont ils moins redoutables aux particuliers? Cabalent ils moins avec ce même clergé qu'ils avaient poursuivi avec tant d'acharnement? Oppriment ils moins quiconque n'est pas le parent ou l'ami de leurs gros bonnets? Font ils moins semblant d'avoir de la religion? Forcent ils moins les gens qui pensent à s'éloigner de leur ressort? Ont ils moins poursuivi m. de Boncerf, 1er commis de mr Turgot, et ne le poursuivent ils pas encore sans le nommer, dans l'arrêt qu'ils ont donné le lendemain du lit de justice? S'ils sont rois de France, il faut donc quitter la France et se préparer ailleurs un asile. Personne n'est sûr de sa vie. Ils se vengeront sur le premier venu de la disgrâce qu'ils se sont attirée sous Louis XV; et ils embarrasseront Louis XVI autant qu'ils le pourront. Le roi se défendra bien, mais les sujets ne peuvent se défendre qu'en fuyant. Je vous avoue, mon cher ange, que tout cela empoisonne les derniers jours de ma vie.
Comme vous mettez à l'ombre de vos ailes toutes mes petites tribulations, il faut que je vous dise qu'un Rigoley de Juvigny, éditeur des œuvres de Piron, a inséré dans son édition, que j'avais empêché ce Gilles Piron d'être présenté au roi de Prusse, et que j'avais dit à ce monarque, fi donc! sire, Piron est un homme sans mœurs. Ce mensonge imprimé serait bien aisé à réfuter. Le roi de Prusse peut m'être témoin qu'il ne m'a jamais parlé de Piron, et que je ne lui ai jamais parlé de ce drôle de corps, qui était alors absolument inconnu. Je ne sais qui est ce Rigoley de Juvigny. Je me flatte qu'il n'est pas parent de mr Rigoley d'Ogny à qui ma colonie a les plus grandes obligations.
Je ne conçois pas comment vous n'avez pas reçu le petit paquet que je vous ai envoyé sous l'enveloppe de m. de Sartines. Il m'a mandé qu'il l'avait reçu, et qu'il allait vous le dépêcher. Vous devez l'avoir à présent, à moins qu'il ne vous l'ait adressé dans quelque port de mer.
Vivez toujours heureux, mon cher ange, et je serai moins triste.