29e juillet 1774
Je ne suis pas surpris que mon héros ne m'ait pas donné ses ordres; je me suis bien douté que ma petite demi dormeuse que j'appelle ma commode, et que j'avais fait faire exprès dans mon village, me serait inutile, surtout quand j'ay sçu qu'un voiageur très connu de mon héros était en Suisse.
J'ay conclu que le ciel s'opposait à mon voiage de Bordeaux et qu'il fallait que je mourusse dans mon trou.
O destinée! destinée! Les Turcs ont bien raison de croire à la fatalité. Cependant mon héros à ce qu'il me semble, a toujours maîtrisé assez cette destinée, et s'est toujours noblement tiré d'affaire. Que dire et que faire contre un homme qui a servi l'état soixante ans, et qui commença par être blessé au siège de Fribourg si longtemps avant que la famille roiale fût née! Ceux qui pouraient être jaloux de vous, ont ils pris Mahon? ont ils fait passer l'armée anglaise sous les fou[r]ches caudines? etc. etc. etc. etc.
Donc j'ay dit en moy même, il continuera à règner dans l'Aquitaine, sans y lire même les vers orduriers du poète Ausone, natif de Bordeaux, et consul romain, il y aura une meilleure trouppe de comédiens qu'à Paris, il se réjouiera et il sera honoré. Il me semble qu'il y a des hommes qui ont acquis une telle considération que la fortune ne peut leur faire aucun mal. Le nombre en est petit et mon héros est assurément de ce nombre. Il m'aurait été bien doux de luy faire ma cour. J'en suis très indigne, je l'avoue. Je ne suis plus fait que pour être enterré. Vivez aussi longtemps qu'un doyen des maréchaux de France, un doyen de l'académie, un marguillier de paroisse peut vivre. Régnez dans votre ciel de Bordeaux. Les orages ne peuvent se former que sous vos pieds. On va chanter des deprofundis à St Denis, mais on se souviendra toujours que vous avez fait chanter des tedeum à notre dame.
Agréez mes tendres respects.
V.