2 décembre 1775
Il est donc dit que mon héros verra mourir tous ses courtisans l'un après l'autre, et qu'il fera continuellement maison neuve.
Madame de Voisenon me mande qu'elle vient de perdre son petit beau-frère que vous aimiez. Je tiens bon encore, mais ce n'est pas pour longtemps. J'ai eu, il y a quinze jours, un petit avertissement de la nature. Elle m'a signifié qu'il fallait bientôt faire mon paquet. Je vous avoue que j'aurais mieux aimé mourir à vos pieds dans Paris ou à Richelieu, qu'au milieu des neiges du mont Jura. Mais il faut que chacun remplisse sa destinée. La vôtre, monseigneur, a été brillante de grandeurs et de plaisirs. J'ajoute encore de tracasseries de cour, qui n'ont jamais pu vous ôter votre gloire. Je relisais hier des paperasses dans lesquelles je voyais les beaux tours qu'on vous joua, lorsque vous eûtes fait mettre bas les armes à l'armée anglaise, et que vous la fîtes passer sous les fourches caudines de Closter-Seven. Vous alliez tout de suite à Magdebourg et à Berlin; c'eût été la plus belle campagne qu'on eût faite. Mais au lieu de vous laisser consommer votre ouvrage, je vois qu'une petite intrigue vous envoya à Bordeaux. Cependant, quelques niches qu'on ait pu vous faire, vous avez toujours été victorieux en guerre comme en amour.
Il me semble qu'il ne s'agit plus que de vivre dans un loisir honorable, avec un peu de philosophie.
Je ne sais pas qui vous prendrez pour confrère, à la place de ce pauvre abbé de Voisenon. Je ne sais pas si vous serez le protecteur de notre académie, et si la détestable aventure de votre maudite provençale vous laissera le temps d'être le modérateur de nos petites intrigues littéraires. On a fait de l'indigne procès de madame de Saint-Vincent un labyrinthe dans lequel on veut vous faire tourner des années entières. Il faut pourtant qu'à la fin justice se fasse.
Je pense que vous aurez vu madame de Saint-Julien, qui a, je crois de son côté un procès pour un petit legs que lui avait fait m. de Gouvernet, le mari des vous et des tu.
Si j'osais vous parler de mes misères, je vous dirais que j'en ai un avec les fermiers généraux, qui veulent écraser un peu trop fort la petite et chétive patrie que je me suis faite. M. Turgot et m. de Trudaine, sont juges suprêmes de ce procès, dans lequel il s'agit du sort d'une province. Mais je vous assure que le vôtre me tient bien plus à cœur. En vérité! depuis que les bénédictins font des titres, il n'y a point eu d'affaire pareille à celle que vous êtes obligé de soutenir. Mon neveu d'Hornoy m'a dit que vous avez un rapporteur un peu lent. Si d'Hornoy avait été le vôtre, je crois que l'affaire serait bientôt finie; mais je parle de tout au hasard. On est si peu au fait des choses à cent lieues; on voit de si loin et si mal, qu'il faut se taire, et se borner au respectueux et tendre dévouement que le vieux malade de quatre-vingt deux ans, conservera jusqu'à son dernier soupir, pour son héros toujours rempli de gloire et de grâces.
V.