1772-06-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros daigne me mander qu’il va dans son roiaume d’Aquitaine.
Il y est donc déjà, car mon héros est comme les dieux d’Homère, il va fort vite, et sûrement il est arrivé au moment que j’ai l’honneur de lui écrire. Il a d’autres affaires que celle des loix de Minos; il est occupé de celles de Louis 15.

Je commence par lui jurer, s’il a un moment de loisir, qu’il n’y a pas un mot à changer dans tout ce que je lui ai écrit touchant la Crete, et si Mr D’Argental lui a donné une très mauvais défaitte, ce n’est pas ma faute. Pourquoi mentir sur des bagatelles? Il ne faut mentir que quand il s’agit d’une couronne ou de sa maitresse.

Je n’ai point de nouvelles de la Russie. Vous pensez bien, Monseigneur, qu’on ne m’écrit pas toutes les postes. Ce que je vous ai proposé est seulement d’une bonne âme. Je ne cherche point du tout à me faire valoir. Il se pourait même très bien que l’on se piquât d’en agir noblement sans en être prié, comme fit L’Impératrice Anne à la belle équipée du cardinal De Fleury, qui avait envoié quinze cent Français contre dix mille Russes pour faire semblant de secourir l’autre roi Stanislas. Ma destinée est toujours d’être un peu enfoncé dans le nord. Vous vous en apercevrez quand vous daignerez lire quelques endroits des loix de Minos. Vous verrez bien que le Roi de Crête Teucer est le Roi de Pologne Stanislas Auguste Poniatosky, et que le grand prêtre est l’Evêque de Cracovie, comme aussi vous pourez prendre le temple de Gortine pour l’Eglise de nôtre Dame de Czenstochowa.

J’ai donc la hardiesse de vous envoïer cette facétie, à condition que vous ne la lirez que quand vous n’aurez absolument rien à faire. Vous savez bien qu’Horace en envoiant des vers à Auguste dit au porteur, pren-bien garde de ne les présenter que quand il sera de loisir et de bonne humeur.

Si mon héros est donc de belle humeur et de loisir, je lui dirai que Madame Arsène et son charbonnier sont un sujet difficile à manier, et que celui qui en fera un joli opéra comique sera bien habile.

Je prendrai encor la liberté de lui dire que selon mon petit sens, il faudrait quelque chose d’héroïque, mêlé à la plaisanterie. J’ai un sujet, qui je crois serait assez vôtre fait, mais je ne sais rien de plus propre à une fête que la Pandore de La Borde. La musique m’a paru très bonne. Vous me direz que je ne m’y connais point, celà peut fort bien être, mais je parierais qu’elle réussirait infiniment à la cour. Vous m’avouerez qu’il est beau à moi de songer aux plaisirs de ce païs là.

Il faut dans vôtre grande Salle des spectacles à Versailles des pièces à grand appareil. Les loix de Minos peuvent avoir du moins ce mérite. Olimpie aussi ferait, je crois, beaucoup d’effet. Mais vous manquez, dit-on, d’acteurs et d’actrices, et de quoi ne manquez vous pas? Le beau siècle ne reviendra plus. Il y aura toujours de l’esprit dans la nation, il y aura du raisoné, et malheureusement beaucoup trop, et même du raisoné fort obscur et fort inintelligible. Mais pour les grands talents ils seront d’autant plus rares que la nature les a prodigués sous Louis 14. Jouïssez longtems de la gloire d’être le dernier de ce siècle mémorable, et de soutenir l’honneur du nôtre. Vivez heureux autant qu’on peut l’être en ce pauvre monde, et en ce pauvre tems. Vos bontés ajoutent infiniment à la quiétude de ma douce retraitte. Mon cœur y est toujours pénétré pour vous du plus tendre respect.