1772-05-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

J'ai quelque soupçon que mon héros me boude, et me met en pénitence.
Trop de gens me parlent des loix de Minos; et Monseigneur le premier gentil-homme de la chambre, Monsieur nôtre Doien peut dire, On ne m'a point confié ce code de Minos, on s'est adressé à d'autres qu'à moi.

Voicy le fait.

Un jeune homme et un vieillard passent ensemble quelques semaines à Ferney. Le jeune candidat veut faire une tragédie. Le vieillard lui dit: Voicy comme je m'y prendrais. La pièce étant brochée, Tenez, mon ami, vous n'êtes pas riche, faittes vôtre profit de ce rogaton; vous allez à Lyon, vendez la à un Libraire, car je ne crois pas qu'elle réussit au théâtre. D'ailleurs nous n'avons plus d'acteurs. Mon homme la donne à un libraire de Lyon. Le Libraire s'adresse au magistrat de la librairie. Ce magistrat est le procureur général. Ce procureur général voiant qu'il s'agit de loix, envoie vîte la pièce à M: le chancelier qui la retient, et on n'en entend plus parler. Je ne dis mot. Je ne m'en avoue point l'auteur. Je me retire discrètement. Pendant ce temps là un autre jeune homme que je ne connais point, va lire la pièce aux comédiens de Paris. Ceux cy qui ne s'y connaissent guères la trouvent fort bonne; ils la reçoivent avec acclamation. Ils la lisent ensuite à Mr le Duc de Duras et à Mr De Chauvelin. Ces messieurs croient deviner que la pièce est de moi. Ils le disent, et je me tais; et quand on m'en parle je nie, et on ne me croit pas.

Voilà donc, mon héros, à quel point nous en sommes.

Je supose que vous êtes toujours à Paris dans vôtre palais, et non dans vôtre grenier de Versailles. Je supose encor que vos occupations vous permettent de lire une mauvaise pièce, que vous daignerez vous amuser un moment des radoteries de la Crete et des miennes. En ce cas, vous n'avez qu'à donner vos ordres. Dites moi comment il faut s'y prendre pour vous envoier un gros paquet, et dans quel tems il faut s'y prendre; car Monseigneur le Maréchal a plus d'une affaire, et une platte pièce de théâtre est mal reçue quand elle se présente à propos, et à plus forte raison quand elle vient mal à propos.

Pour moi c'est bien mal à propos que j'achêve ma vie loin de celui à qui j'aurais voulu en consacrer tous les moments, et dont la gloire et les bontés me seront chères jusqu'à mon dernier soupir.

V.