27e février 1769 à Ferney
Vous avez plus d'une affaire, Monseigneur, et moi je n'en ai prèsque qu'une seule, c'est d'emploier mes derniers jours à vous aimer dans ma retraitte entourée de neiges.
Je ne vous le dis pas souvent, mais aussi vous ne me répondez jamais. J'avais cru ne vous pas déplaire tout à fait dans l'histoire du grand siècle de Louis 14. Le libraire a fait bien des fautes, mais il n'en a point fait sur la bataille de Fontenoi, sur Gênes, sur Port Mahon. Il me parait que vous êtes endurci aux éloges, et que vous ne sentez plus rien. Cependant, on dit que vous êtes encor dans la force de l'âge. Pour moi qui ai environ trois ans plus que vous je suis dans la plus pitoiable décrépitude, et tandis que vous courez lestement de Bordeaux à Paris, à Fontainebleau, à Versailles, j'ai passé une année entière sans sortir un moment de ma chambre. C'est de mon lit, ou plutôt de ma bière, que j'élève ma voix rauque jusqu'à vous, ma Lettre est un petit déprofundis. On dit le président Hénaut tombé en enfance. Pour moi je suis tombé en poussière. Je n'éxige pas que vous réchaufiez ma cendre par quelqu'une de vos agréables lettres. Je sais assez qu'un premier gentilhomme d'année, gouverneur de province, n'a pas beaucoup de tems à lui; mais je demande que vous lisiez aumoins avec bonté le deprofundis d'un serviteur d'environ cinquante années.
Si j'osais me ressouvenir encor du théâtre qui est sous vos loix, et que j'ai tant aimé, je vous demanderais vôtre protection pour la Tragédie qui s'en va dit-on à tous les diables comme bien d'autres choses; mais je ne suis plus de ce monde, et il ne me reste de vie que pour vous assurer avec le plus tendre respect, que je mourrai en révérant et en aimant le doyen de nôtre académie, et l'homme qui fait le plus d'honneur à la France.
V.