1768-01-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Ce n'est aujourd'hui ni au vainqueur de Mahon, ni au libérateur de Gênes, ni au vice-roi de la Guienne, que j'ai l'honneur d'écrire; c'est à un savant dans l'histoire et surtout dans l'histoire moderne.

Vous devez savoir, Monseigneur, si c'était vôtre beaupère, ou le prince son frère, qu'on appelait le sourdaut. Si ce titre avait été donné à l'ainé, le cadet n'en était certainement pas indigne.

Voicy les paroles que je trouve dans les mémoires de made De Maintenon:

'La princesse d'Harcourt n'osait proposer à Mlle D'Aubigné son fils ainé le prince de Guise surnommé le sour daut. Pour le rendre un plus riche parti, elle lui avait sacrifié le cadet qu'elle avait fait ecclésiastique. Cet abbé malgré lui aiant depuis trahi son maître, la mère alla se jetter aux pieds du Roi qui la relevant lui dit de ce ton majestueux de bonté qui lui était particulier: "Eh bien! Madame, nous avons perdu, vous un indigne fils, moi un mauvais sujet; il faut nous consoler".'

Je soupçonne que l'auteur parle icy de feu Monsieur le Prince De Guise qui avait été abbé dans sa jeunesse, et dont vous avez épousé la fille. Je n'ai jamais ouï dire qu'il eût trahi l'état. Je ne conçois pas comment cet infâme La Beaumelle a pu débiter une calomnie aussi punissable. Je vous suplie de vouloir bien me dire ce qui a pu servir de prétexte à une pareille imposture. Je m'occupe dans la nouvelle édition du Siècle de Louïs 14 à confondre tous les contes de cette espèce, dont plus de cent gazetiers sous le nom d'historiens ont farci leurs impertinentes compilations. Je vous assure que je n'en ai pas vu deux qui aient dit éxactement la vérité.

J'espère que vous ne dédaignerez pas de m'aider dans la pénible entreprise de relever la gloire d'un siècle sur la fin duquel vous êtes né, et dont vous êtes l'unique reste, car je compte pour rien ceux qui n'ont fait que vivre et vieillir, et dont l'histoire ne parlera pas.

Mr Le Duc De Lavallière enrichit vôtre bibliothèque de l'histoire du théâtre. Ce qu'il a ramassé est prodigieux. Il faut qu'il lui soit passé plus de trois mille pièces par les mains. Cela est tout fait pour un premier gentilhomme de la chambre.

Conservez vos bontés cette année 1768 au plus ancien de vos serviteurs qui vous sera attaché le reste de sa vie, Monseigneur, avec le plus profond respect.