1767-09-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à François de Chennevières.

Je suppose, mon cher ami, que vous avez eu la bonté de déterrer mr Barrau qui est à la vérité un homme enterré, mais qui mérite d'être connu.
Il est certainement employé au dépôt des affaires étrangères et il m'a fourni de très bonnes observations pour le siècle de Louis 14 qu'on réimprime. C'est au sujet de cette nouvelle édition que j'ai été forcé de recourir au ministère pour réprimer l'insolence et les calomnies de la Beaumelle. Le commandant du pays de Foix où il demeure a eu ordre de le menacer du cachot, s'il continuait, et le gouverneur de Guienne lui a fait de plus fortes menaces. La profonde ignorance où l'on est communément à Versailles et à Paris de tout ce qui se passe dans le reste de l'Europe empêche quelquefois de faire attention à des choses qui en méritent beaucoup. On dit, C'est un roquet qu'il faut laisser aboyer, mais on ne songe pas que ces roquets ameutent les chiens ennemis de la France. Un Français qui accuse Louis 14 d'avoir empoisonné le marquis de Louvois, qui accuse le duc d'Orléans d'avoir empoisonné la famille royale, qui accuse mr le duc, père de mr le prince de Condé d'aujourd'hui d'avoir assassiné Vergier, qui accuse le père du roi de s'être entendu avec le prince Eugene pour trahir la France, et pour faire prendre Lille, et qui ose apporter en preuve de tous ces crimes les manuscrits de st Cyr, un tel coquin dis je fait plus d'impression qu'on ne pense dans les pays étrangers. Il est cité par tous les compilateurs d'anecdotes, et la calomnie qui n'a pas été réfutée passe pour une vérité. Tous ceux qui ont été employés dans les affaires étrangères et particulièrement mr l'abbé de La Ville sont bien convaincus de ce que je vous dis; ils en ont vu des exemples frappants; il ne s'agit point du tout de moi dans cette affaire, il s'agit de l'honneur de la maison royale. Le fou de Verberie qu'on a fait pendre, était bien moins coupable que la Beaumelle.

Ne vous imaginez pas dans votre chambre à Versailles que les ouvrages de ce faquin soient inconnus, on en a fait plusieurs éditions, ils sont traduits en allemand. Je ne sais, si les nouveaux mémoires de me de Maintenon qui viennent de paraître sont de lui, c'est le même style et la même insolence.

J'avoue que ces calomnies me révoltent plus que personne. Je ne dois pas souffrir qu'on couvre d'ordures le monument que j'ai élevé à la gloire de ma patrie. Il est bien étrange qu'un prédicant de la petite ville de Mazeres au pays de Foix, insulte impunément de son grenier tous nos princes et les plus illustres maisons du royaume.

Je vous prie instamment de communiquer ma lettre à mr de La Touraille et de l'engager à regarder les choses de l'œil dont tous ceux qui s'intéressent comme lui à la maison de Condé les regardent.