1776-12-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

J'ai envoyé à monsieur plus que Fontenelle, plus que Pascal, la lettre qu'il demandait concernant mon nouveau confrère mr de La Harpe.
Il m'a semblé que cette lettre devait avoir l'air tout à fait impartial, en rendant à mr de La Harpe la justice qui lui est due. Je lui ai adjoint mr de Chamfort, que je ne connais que par la jeune Indienne. Je me souviens que quand mr de la Harpe était à Ferney il était l'intime ami de ce jeune Chamfort. J'ai donc cru servir à la fois deux amis, et remplir vos intentions. J'ai le malheur de ne les remplir guère sur Jean Baptiste. Si vous n'étiez pas si animé contre lui j'oserais vous représenter que ce Jean Baptiste avait à faire à un maître enivré de sa puissance et de sa gloire et que quand il s'agissait de trouver cinq cents millions sur le champ pour affermir cette gloire & cette puissance, il fallait les trouver et les fournir, sous peine d'être écrasé par l'impitoyable Louvois.

Je vous prierais de remarquer que Jean Baptiste à sa mort laissa une fortune fort audessous de celle de son rival, et que Sceaux a coûté quatre fois moins que Meudon. Maximus ille est qui minimus urgetur.

Je vous dirais encore de songer que Jean Baptiste débrouilla le chaos, et que ce chaos existait depuis le très chrétien Clovis. Jean Baptiste était meilleur courtisan que citoyen. Je regrette toujours un homme qui était citoyen et point du tout courtisan. Je vous avouerai même que dans le moment présent je suis la victime du bien qu'il a voulu faire à la petite patrie que je me suis choisie. Mes dernier jours sont un peu persécutés en littérature et en affaires. Il faut savoir souffrir et mourir, c'est l'état de l'homme. Je souffrirai et je mourrai en vous aimant et en vous révérant.