à Cirey ce 18 oct. [1736]
Fiet Aristarcus.
Vous êtes mon très cher abbé, le meilleur amy et le meilleur critique qu'il y ait au monde.
Que n'avez vous eu la bonté de relire la Henriade avec les mêmes yeux! La nouvelle édition est achevée, vous m'auriez corrigé bien des fautes, vous les auriez changées en beautez.
Venons à notre ode.
Aimez vous mieux ce commencement?
Avec ces changements, et les autres que vous souhaitez pensez vous que L'ouvrage doive risquer le grand jour? pensez vous que vous puissiez L'oposer à L'ode de mr Racine? Parlez moy donc un peu du fonds de la pièce et parlez moy toujours en amy. Si vous voulez je vous enverray de temps en temps quelques unes de mes folies. Je m’égaie encor à faire des vers, même en étudiant Neuton.
Je suis occupé actuellement à savoir ce que pèse le soleil. C'est bien là une autre folie. Q'importe ce qu'il pèse me direz vous, pourvu que nous en jouissions? Oh il importe fort pour nous autres songes creux, car cela tient au grand principe de la gravitation.
Mon cher amy, mon cher maître Neuton est le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand, de façon que les géants de l'antiquité sont auprès de luy des enfants qui jouent à la fossette
Cependant ne nous décourageons point, ceuillons quelques fleurs dans ce monde qu'il a mesuré, qu'il a pesé, qu'il a seul connu. Jouons sous les bras de cet Atlas qui porte le ciel, faisons des drames, des odes, des guenilles. Aimez moy, consolez moy d’être si petit. Adieu mon cher amy, mon cher maître.
V.