1736-10-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Joseph Thoulier d'Olivet.

Fiet Aristarcus.
Vous êtes mon très cher abbé, le meilleur amy et le meilleur critique qu'il y ait au monde.

Que n'avez vous eu la bonté de relire la Henriade avec les mêmes yeux! La nouvelle édition est achevée, vous m'auriez corrigé bien des fautes, vous les auriez changées en beautez.

Venons à notre ode.

Aimez vous mieux ce commencement?

L'Etna renferme le tonnerre
Dans ses épouvantables flancs,
Il vomit le feu sur la terre,
Il dévore ses habitans.
etc.
Le tigre acharné sur sa proye
Sent d'une impitoyable joye
Son âme horrible s'enflammer.
Mais notre cœur n'est point né sauvage.
Grands dieux si l'homme est votre image
Il n’étoit fait que pour aimer.
Colbert ton heureuse industrie
Sera plus chère à nos neveux
Que La politique inflexible,
De Louvois, prudent et terrible,
Qui brûloit le palatinat,
ou
De Louvois dont la main terrible
Embrazait le palatinat.
ou

Avec ces changements, et les autres que vous souhaitez pensez vous que L'ouvrage doive risquer le grand jour? pensez vous que vous puissiez L'oposer à L'ode de mr Racine? Parlez moy donc un peu du fonds de la pièce et parlez moy toujours en amy. Si vous voulez je vous enverray de temps en temps quelques unes de mes folies. Je m’égaie encor à faire des vers, même en étudiant Neuton.

Je suis occupé actuellement à savoir ce que pèse le soleil. C'est bien là une autre folie. Q'importe ce qu'il pèse me direz vous, pourvu que nous en jouissions? Oh il importe fort pour nous autres songes creux, car cela tient au grand principe de la gravitation.

Mon cher amy, mon cher maître Neuton est le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand, de façon que les géants de l'antiquité sont auprès de luy des enfants qui jouent à la fossette

Prœcellit stellas exortus uti et omnes ætherius sol.
Dicendum est Deus ille deus.

Cependant ne nous décourageons point, ceuillons quelques fleurs dans ce monde qu'il a mesuré, qu'il a pesé, qu'il a seul connu. Jouons sous les bras de cet Atlas qui porte le ciel, faisons des drames, des odes, des guenilles. Aimez moy, consolez moy d’être si petit. Adieu mon cher amy, mon cher maître.

V.