à Paris ce 26 février [1774]
Je viens de lire, mon cher maître, avec le plus grand plaisir une suite de l'histoire de l'Inde, avec quelques douceurs pour Nonnotte & consorts; j'avois déjà la première partie, et je voudrois bien avoir la seconde; je me recommande bien vivement à l'auteur.
Tandis qu'il s'égaye aux dépends des Nonnotte & des Patouillet, il ne sait peut être pas ce qui se passe au sujet de la canaille dont ils faisoient partie; cette canaille, quoique coupée en mille morceaux par les souverains & par le Pape, cherche à se réunir, et ne désespère pas d'y réussir. Il y a actuellement un projet de les rétablir en France sous un autre nom; & j'ai appris avec douleur que l'archevêque de Toulouse, qui, comme je le lui ai cent fois entendu dire à lui même, n'aime ni n'estime ces marauds, & les connoît bien pour ce qu'ils sont, est à la tête de ce beau projet, parce qu'il en espère apparemment ou le cordon bleu, ou le chapeau, ou la feuille des bénéfices, ou l'archevêché de Paris. Heureusement le Pape y est jusqu'à présent fort opposé, & le Roi d'Espagne encore plus; et il faut espérer que le Roi de France trouvera des serviteurs fidèles, qui lui feront sentir que cette vermine ne lui pardonnera jamais de l'avoir écrasée, et ne se croira pas dédommagée par le consentement qu'il pourroit donner à leur nouvelle existence; et qu'ainsi il y auroit le plus grand risque pour lui à les laisser ressusciter, sous quelque forme que ce puisse être. Voici le projet de la nouvelle forme qu'on prétend leur donner. Ils formeront une communauté de Prêtres, qui n'aura point de général à Rome, mais qui fera des vœux, excepté celui de pauvreté, afin qu'ils soient susceptibles de bénéfices. On recevra dans cette communauté d'autres Prêtres que les exjésuites, & même ces Prêtres seuls auront l'administration des biens; de plus l'étude de la théologie sera interdite dans cette congrégation, & ils ne pourront jamais diriger les séminaires; mais ils serviront de pépinière pour donner des maîtres aux collèges de Provinces, sans néanmoins être membres de l'université. Vous sentez, mon cher maître, tout ce qu'il y a d'insidieux dans ce projet, et que dès qu'une fois la canaille sera établie, elle se mettra bientôt en possession de tous les avantages aux quels elle feint de renoncer dans ce moment, pour ne pas trop effaroucher les contradicteurs. D'abord les bénéfices dont ils seront susceptibles leur donneront moyen d'entrer dans le clergé et de devenir Evêque; nouveau moyen de pouvoir qui manquoit à la société défunte. Les Prêtres séculiers, prétendus administrateurs des biens, seront bientôt culbutez par eux, dès qu'ils trouveront un peu de faveur, & d'ailleurs ces Prêtres, choisis par l'archevêque de Paris, seront leurs créatures & leurs valets. Ils ne tarderont pas à représenter qu'il est absurde d'interdire à une communauté de Prêtres l'étude de la théologie, et ils obtiendront ce point d'autant plus facilement, que leur demande sera raisonnable. Ils représenteront de même qu'étant destinés à peupler les collèges de Province, il est impossible qu'ils y suffisent en n'ayant qu'une seule maison dans Paris (car le prétendu projet ne leur permet pas d'en avoir ailleurs); et ils obtiendront de même fort aisément d'en avoir au moins dans les principales villes. Enfin il est clair que ces marauts ne demandent rien dans ce moment que d'obtenir un souffle de vie, qui deviendra bientôt, grâce à leurs intrigues, un état de vigueur et de santé. Je vous avoue, mon cher ami, que j'ai le cœur navré quand je vois la protection que le Roi de Prusse accorde à cette canaille, et qui servira peutêtre d'exemple à d'autres souverains, quoiqu'il y ait bien de la différence entre souffrir des jésuites en pays Protestant, et les avoir en pays catholique.
Voilà, mon cher ami, un sujet bien intéressant, & qui mériteroit bien autant d'exercer votre plume que les Morangiés & les la Baumelle. Vous allez dire que je fais encore le Bertrand, et que j'ai toujours recours à Raton; mais songez donc que Bertrand a les ongles coupés. Ce que je désire et que j'attends de vous seroit l'ouvrage d'un bon citoyen, et d'un bon François, attaché au Roi et à l'Etat. Vous pouvez répandre à pleines mains sur ce projet l'odieux et le ridicule dont vous savez si bien faire usage. Vous pouvez faire voir qu'il est dangereux pour l'Etat, pour l'Eglise, pour le Pape et pour le Roi, que les jésuites regarderont toujours comme leurs ennemis, et traiteront comme tels, s'ils le peuvent. Ce sont les Broglie, si bien faits pour brouiller tout, qui, malgré leur disgrâce, intriguent actuellement de toutes leurs forces pour cet objet, mais j'espère qu'ils trouveront en leur chemin le duc d'Aiguillon, et tous les honnêtes gens du Royaume, dont le cri va être universel. On dit que votre Catau conserve aussi les jésuites à l'exemple du Roi de Prusse. Cela est digne d'elle, mais on commence à douter qu'elle conserve sa couronne, car on assure que la révolte est par tout dans ses Etats. Elle l'a bien méritée. Adieu.