25e Mars 1773, à Ferney
Madame,
Permettez qu’un de vos sujets qui demeure entre les Alpes et le mont Jura, et qui vient de ressusciter pour quelques jours, après cinquante deux accez de fièvre, dise quelques nouvelles de l’autre monde à Vôtre Majesté Impériale.
J’ai trouvé sur les bords du Stix les Thomiris, les Semiramis, les Penthésilée, Les Elisabeth d’Angleterre. Elles m’ont toutes dit qu’elles n’aprochaient pas de la véritable Catherine, de cette Catherine qui attirera les regards de la postérité. Mais elles m’ont apris que vous n’étiez pas au bout de vos travaux, et qu’il fallait que vous prissiez encor la peine de bien battre mon cher Moustapha.
Le Roi de Prusse me parait croire que vos négociations sont rompues avec ce gros Musulman; mais les choses peuvent changer d’un moment à l’autre en fait de négociations comme en fait de guerre. J’attends très humblement de la destinée et de vôtre génie, le débrouillement de tout ce chaos où la terre est plongée de Dantzik aux embouchures du Danube, bien persuadé que quand la lumière succèdera à ces ténèbres il en résultera pour vous de l’avantage et de la gloire.
Si vôtre guerre recommence je n’en verrai pas la fin par la raison que je serai probablement mort avant que vous aiez gagné cinq ou six batailles contre les Turcs.
Je me suis borné dans ma dernière Lettre à demander la protection de Vôtre Majesté Impériale pour savoir quelles précautions on prend dans vôtre Zône illustre et glaciale pour assurer les levées des terres et des murailles contre les efforts de la glace. Je me suis restreint à la phisique. Les affaires politiques ne sont pas de ma compétence.
On dit que parmi les Français il y a des Welches qui sont grands amis de Moustapha, et qui se trémoussent pour embarasser mon Impératrice. Je ne veux point le croire, je ne suis qu’un pauvre Suisse qui se défie de tous les bruits qui courent, et qui est incrédule comme Thomas Dydime l’apôtre; mais je crois fermement à vôtre gloire, à vôtre magnificence, à la supériorité que vous avez acquise sur le reste du monde depuis que vous gouvernez, à vôtre génie noble et mâle; j’ose croire aussi à vos bontés pour moi. Je me mets aux pieds de V: M: I: pour le peu de tems que j’ai encor à vivre. Agréez le profond respect et le sincère attachement du vieux malade de Ferney.