1er février 1773, à Ferney
Il y a huit villages, Monsieur, appellés Frêne; et puisque tous les cures de Frêne auprès de Paris ont été aussi sots que les nôtres, ce n’est pas à ce Frêne que je dois m’adresser.
Je ne puis me repentir de vous avoir importuné, puisque celà m’a vallu l’assurance que j’aurais l’honneur de vous posséder vers le mois d’auguste dans ma chaumière. Vous allez en Italie; vous pourez y entendre de la musique qui ne parle jamais au cœur; vous y pourez voir force sonnetieri, et pas un homme de génie. Ils ne retrouveront plus leur seicento comme nous ne reverrons plus le siècle de Louis 14.
Je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’Italie un homme capable de faire le livre de la félicité publique. On dit qu’il y a quelques princes qui cherchent à mettre en pratique une partie de vos leçons. Je le souhaitte, et je le crois même, si l’on veut. Heureusement ils sont forcés de se tenir en paix par le peu de moiens qu’ils ont de faire la guerre.
Ce qui m’étonne de l’Italie c’est que depuis deux cent ans qu’il y a des assemblée, des Ridotti, il n’y ait point de société. C’est enquoi vôtre France l’emporte sur l’univers entier. Je sais par Made Denis qu’il y a autant de plaisir à vous entendre qu’à vous lire. C’est une consolation à laquelle je n’aurais osé prétendre dans la décrépitude où je suis. Mais quoi que très indigne de vôtre conversation, j’en sentirai tout le prix comme si j’étais dans la force de l’âge.
Comme l’espérance de vous voir, Monsieur, ranime beaucoup mon misérable amour propre, je ne veux pas que vous me méprisiez à un certain point, et que vous pensiez qu’une édition des loix de Minos, faite par un libraire de Paris, nommé Valade, soit de moi. Ma pièce est bien mauvaise, mais celle de ce Valade est encor pire. Je suis un peu le bouc émissaire qu’on charge de tous les péchés du peuple. Que celà ne vous empêche pas de venir, en passant par Genêve ou par la Suisse, voir un solitaire rempli pour vous de la plus haute estime et du plus tendre respect.
V.