1758-12-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Joseph Nicolas Deschamps de Chaumont, évêque de Genève-Annecy.

Monseigneur,

C'est un officier de la chambre du Roi très chrétien, c'est un de vos diocésains, le possesseur de la comté de Tournay, et de la châtellenie de Ferney qui a l'honneur de vous écrire.

Le curé d'un petit village nommé Mouin, voisin de mes terres, a suscité un procez à mes vassaux de Ferney; et ayant souvent quitté sa cure pour aller solliciter à Dijon, il a accablé aisément des cultivateurs, uniquement occupés du travail qui soutient leur vie. Il leur a fait pour quinze cent livres de frais, et a eu la cruauté de compter parmi ces frais de justice, les voïages qu'il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux que moi, Monseigneur, combien dès les premiers temps de l'Eglise, les saints pères se sont élevés contre les ministres sacrés qui sacrifiaient aux affaires temporelles le temps destiné aux autels. Mais si on leur avait dit qu'un prêtre fût venu avec des sergens rançonner des pauvres familles, les forcer de vendre le seul pré qui nourrit leurs bestiaux, et ôter le lait à leurs Enfans, qu'auraient dit les Irénées, les Jéromes et les Augustins? Voilà, Monseigneur, ce que le curé de Mouin est venu faire à la porte de mon château, sans daigner même me venir parler. Je lui ai envoïé dire que j'offrais de païer la plus grande partie de ce qu'il exige de mes communes, et il a répondu que celà ne le satisfaisait pas.

Vous gémissez, sans doute, que des éxemples si odieux soïent donnés par les pasteurs de la véritable Eglise, tandis qu'il n'y a pas un seul exemple d'un pasteur protestant qui ait eu un procez avec ses paroissiens. Il est humiliant pour nous, il le faut avoüer, de voir dans des villages du territoire de Genêve, des pasteurs hérétiques qui sont au rang des plus savants hommes de l'Europe, qui possèdent les langues orientales, et qui prêchent dans la leur avec éloquence, et qui loin de poursuivre leurs paroissiens pour un arpent de seigle ou de vigne, sont leurs consolateurs et leurs pères. C'est une des raisons qui ont dépeuplé le païs que j'habite. Deux de mes jardiniers ont quitté l'année passée la vraye religion pour embrasser la protestante. Le village de Rosières avait trente deux maisons, et n'en a plus qu'une; les villages de Magni et de Boissy ne sont plus que des déserts. Ferney est réduit à cinq familles ayant droit de communes, et ce sont ces cinq familles qu'un curé veut forcer d'abandonner leur demeure, pour aller gagner auprès de la florissante ville de Genêve, le pain qu'on leur dispute dans les chaumières de leurs pères.

Je conjure vôtre zèle paternel, vôtre humanité, vôtre religion, non pas d'engager le curé de Mouin à se relâcher des droits cruels que la chicane lui a donnez, celà est impossible, mais à ne pas user d'un droit aussi peu chrétien, dans toute sa rigueur, à donner les délais, que donnerait le procureur le plus insatiable, à se contenter de ma promesse, que j'exécuterai, sitôt que mes malheureux vassaux auront rempli une formalité de justice préalable et nécessaire.

J'ajoute à cette prière celle de me donner la permission de bâtir une Chapelle dans mon château de Ferney. J'ai le malheur de voir en entrant dans cette terre, que mon propre curé était en procez avec son seigneur, et l'est, parconséquent avec moi. Mais je ne sçais point plaider. Je ne sçais que secourir les pauvres et faire travailler utilement des malheureux qui étaient prêts à chercher ailleurs de quoi vivre.

J'ai l'honneur d'être avec respect

Monseigneur

Vôtre très humble et très Obéïssant serviteur

Voltaire gentilhome ordinaire de la chambre du Roy très crétien