à Paris ce 12 janvier [1773]
Encore une lettre, direz vous, mon cher maître! Oui vraiment, & c'est pour vous divertir d'une idée qui m'a passé par la tête.
Je me suis avisé, après en avoir conféré avec quelques uns de nos frères de l'académie, de proposer à l'assemblée de samedi dernier onze du mois, d'envoyer à mr l'arcehvêque de Paris 1200lt au nom de la compagnie pour les pauvres de l'hôtel-dieu. J'ai dit que je ne proposois pas une plus grande somme, parce qu'il falloit de toute nécessité qu'elle fût répartie également entre les 40, et que plusieurs de nous n'étoient pas assez riches pour donner plus de 30lt. La proposition, comme vous croyez bien, a été unanimement acceptée, cependant Laurent Batteux auroit été récalcitrant, s'il l'avoit osé, mais il a dit que pour faire cette aumône, il se retrancheroit de son nécessaire; vous noterez qu'il n'a que 8 à 9 mille livres de rente tout au moins. Les dévots de l'académie auroient bien voulu que cette idée ne fût pas venue à un Philosophe Encyclopédiste & damné comme moi, mais enfin il faudra qu'ils l'avouent, & j'ai fait dire à mr l'archevêque, en lui envoyant le lendemain dimanche les 1200lt, que c'était moi, qui en avois fait la proposition. Il s'habilloit dans ce moment pour aller à st Roch dire la messe de cette belle fête instituée contre les philosophes; & j'avois recommandé à mon commissionnaire, qui est intelligent, d'aller trouver mr l'archevêque dans la sacristie de st Roch, s'il n'étoit pas chez lui, & de lui donner dans cette sacristie même l'argent des philosophes pour les pauvres, dans le temps où il s'habilloit pour les exorciser.
Vous voyez par ce détail, mon cher maitre, que votre contingent est de 30lt; vous me le ferez remettre quand vous voudrez; j'ai écrit à tous les absens. Pompignan se fera peutêtre prier, mais laissez moi faire, il paira, ou il verra beau jeu. Le Roi & l'archevêque seront très exactement instruits de tous ceux qui ne pairont pas. J'en fais mon affaire. Peutêtre ne feriez vous pas mal, mais je laisse ceci à votre prudence, d'envoyer 10 ou 15 louis, plus ou moins, à mr l'archevêque, indépendemment des 30lt qu'il faut me remettre. En ce cas, chargez moi de les envoyer, je vous réponds que votre commission sera bien faite, & que les pierres mêmes la sauront.
On vient de jouer un plaisant tour à Cogé pecus et aux cuistres ses consorts dans l'avant-coureur. On a traduit littéralement sa belle proposition latine: La Philosophie n'est pas plus ennemie de dieu que les Rois, et on ajoute que ce sujet lui même est très philosophique. Je sais qu'on se prépare à se moquer de lui dans d'autres journaux, sans compter peutêtre ce qui lui viendra d'ailleurs.
Le Comte d'Hessenstein, pénétré de reconnoissance pour vous, a écrit à made Geoffrin pour la prier de faire insérer dans le mercure & dans le journal Encyclopédique, l'un et l'autre fort lus dans le nord, l'extrait de la lettre que vous m'avez écrite à son sujet. J'ai répondu que je n'en ferois rien sans votre aveu. Ainsi réponse à ce sujet si vous le voulez bien. Pour que vous n'achettiez pas chat en poche, voici ce que vous m'avez mandé, & que je ferois imprimer, si vous le trouvez bon:
'Je me trouve d'accord avec made de***(madame Geoffrin) dans son attachement pour le Roi de Pologne et dans son estime pour Mr le comte d'Hessenstein…. J'admire Gustave trois, & j'aime surtout passionnément sa renonciation solemnelle au pouvoir arbitraire. Je n'estime pas moins la conduite noble & les sentimens de mr le comte d'Hessenstein. Le Roi de Suede lui a rendu justice, la bonne compagnie de Paris, & les Welches même la lui rendront; pour moi je commence par la lui rendre très hardiment'.
Adieu, mon cher maître, je vous embrasse de tout mon coeur. Je travaille à la continuation de l'histoire de l'académie françoise. Il y est souvent question de vous, & vous pouvez vous en rapporter à moi. Vale. Mes respects à madame Denis, j'espère que sa santé sera meilleure.