1772-12-26, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Oui, oui, assurément, mon cher & illustre ami, je ferai lire à tout le monde, sans néanmoins en laisser prendre de copies la charmante lettre que le Roi de Prusse vous a écrite.
Cette lettre fait honneur, d'abord au Prince qui sait écrire ainsi, ensuite à vous qui n'en avez pas trop besoin, et enfin aux lettres & à la philosophie qui ont besoin de cette consolation dans l'état d'oppression où elles gémissent. Vous ne sauriez croire à quelle fureur l'inquisition est portée. Les commis à la douane des Pensées, se disant censeurs royaux, retranchent des livres qu'on a la bonté de leur soumettre les mots de superstition, de Tyrannie, de tolérance, de persécution, & même de st Barthelemi, car soyez sûr qu'on voudroit en faire une de nous tous. Voilà les cuistres de l'université qui viennent de sonner un nouveau Tocsin. Dirigés par le recteurCogé pecus qui est à leur tête, ils viennent de proposer pour le sujet d'Eloquence latine qu'ils proposent tous les ans pour prix à tous les autres cuistres du Royaume, non magis deo quàm Regibus infensa est ista quœ vocatur hodiè Philosophia. Admirez néanmoins avec quelle bêtise cette belle question est énoncée; car ce beau latin, traduit littéralement, veut dire que la philosophie n'est pas plus ennemie de dieu que des Rois, ce qui signifie en bon françois qu'elle n'est ennemie ny des uns ni des autres. Voyez avec quel jugement ces manants savent rendre ce qu'ils veulent dire. Il me semble que ce seroit bien le cas de répondre à leur belle question, non en latin, mais en bel et bon françois, pour être lu par tout le monde; il faudroit que l'auteur fit semblant d'entendre l'assertion de ces cuistres dans le sens trés vrai et trés naturel qu'elle présente, mais qu'ils n'avoient pas intention d'y donner. Que de bonnes choses à dire pour prouver que la philosophie n'est ennemie ni de dieu ni des Rois? & quels coups de foudre on peut lancer à cette occasion sur ses ennemis, en rappellant les Damiens, les Ravaillacs, les Alexandre VI & tous les monstres qui leur ont ressemblé? Ce seroit à vous, mon cher maître, plus qu'à personne, à rendre ce service aux frères persécutés. Vous ignorez vraisemblablement tous les libelles dont on infecte la littérature contre vous & vos amis. Vous ignorez encore plus, que ces libelles, & surtout le sr Clement, un de leurs principaux auteurs, sont prônés & protégés par tous les Tartuffes de Versailles, entr'autres par un abbé de Radonvilliers, notre digne confrère, qui ressemble à Tartuffe, comme son espion & valet Batteux ressemble à Laurent. Vous ignorez que Cogé pecus a présenté à l'archevêque de Paris, à l'archevêque de Rheims, & a tutti quanti, comme défenseur prétieux à la religion, un petit gueux nommé Sabatier, venu de Castres avec des sabots, que j'ai chassé de chez moi comme un laquais, parce qu'il imprimoit des impertinences contre ce que nous avons de plus estimable dans la littérature. Ce petit maraud en arrivant à Paris, est entré en qualité de décroteur bel esprit chez un comte de Lautrec, qui avoit des procès, écrivoit lui même ses mémoires, & les donnoit à Sabatier à mettre en françois. Le comte de Lautrec s'apperçut que sa partie adverse étoit instruite de ses moyens avant que ses mémoires parussent. Il alla chez son avocat & son procureur, qu'il traita de fripons; l'avocat et le procureur se défendirent avec l'air & la force de l'innocence, & firent si bien qu'ils découvrirent une lettre de Sabatier aux gens d'affaires de la partie adverse. Le Comte de Lautrec instruit, fit venir Sabatier, lui montra sa lettre, lui donna cent coups de bâton, le chassa de chez lui, en lui enjoignant néanmoins de venir le lendemain, sous peine de nouveaux coups de bâton, le remercier en présence de son avocat et de son procureur qui seroient présens, & qui par sa friponnerie avoient été exposés à un soupçon qu'ils ne méritoient pas; & cela fut fait.

Voilà, mon cher ami, les canailles qu'on protège; ce n'est pas de ces canailles, qui ne méritent que le mépris, c'est de leurs protecteurs qu'il faudroit faire justice. Il faut que je vous dise encore un trait de Cogé pecus. Il y a déjà quelque tems qu'il alla trouver Larcher, ayant à la main un livre où vous les avez attaqués & bafoués tous deux, et excitant Larcher à se joindre à lui pour demander vengeance. Larcher, qui vous a contredit sur je ne sais quelle sotise d'Herodote, mais qui au fond est un galant homme, tolérant, modéré, modeste, et vrai philosophe dans ses sentimens et dans sa conduite, du moins si j'en crois des amis communs qui le connoissent & l'estiment, l'Archer donc le pria de lire l'article qui le regardoit, le trouva fort plaisant, écrit avec beaucoup de grâces & de sel, et lui dit qu'il se garderoit bien de s'en plaindre.

Le Roi de Prusse qui vous écrit de si charmantes lettres, vient de m'écrire qu'il a reçu un ambassadeur du général des jesuites qui le presse de se déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre; qu'il a répondu au général & à l'ambassadeur, que quand Louis XV a jugé à propos de supprimer le régiment de Fitz james, il n'a pas cru, lui Frederic, devoir intercéder pour ce corps, & que le pape étoit bien maître chez lui de faire telle réforme qu'il jugeoit à propos, sans que les hérétiques s'en mêlassent. J'ai donné copie de cet endroit aux ministres d'Espagne et de Naples qui en ont instruit leurs cours, et je ne doute pas que cette nouvelle intrigue n'accéllère la ruine totale de cette vermine, qu'on assure être très prochaine, grâce au roi d'Espagne que dieu conserve. Adieu, mon cher ami. Mille respects à madame Denis, & mille assurances de l'intérêt que je prends à sa maladie.