1772-10-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, landgrave of Hesse-Cassel.

Monseigneur,

J’ai hésité longtems si je prendrais la liberté d’envoier la lettre cy jointe à Vôtre Altesse Sérénissime.
J’ai craint de commettre une grande indiscrétion; mais j’ai craint aussi de manquer à mon devoir en ne vous l’envoiant pas. J’ai pensé que peut être la personne qui a écrit cette requête avait des raisons qui pouvaient l’autoriser, ou dumoins l’excuser. J’ai cru même que vous pouriez me savoir mauvais gré de n’avoir pas osé vous présenter une occasion d’éxercer vôtre inclination bienfaisante. Enfin pressé par la personne dont je vous envoie la lettre, je me rends à ce qu’elle éxige de moi, sans éxaminer le moins du monde quel droit elle peut avoir de prendre cette liberté avec Vôtre Altesse sérénissime, ni pourquoi elle m’a choisi pour confident d’une demande si extraordinaire.

Quelque parti que vous preniez je garderai le secret. Quelque chose que vous m’ordonniez sur cette petite affaire singulière j’obéirai très ponctuellement, et personne n’en saura jamais rien, pas même sa mère.

Il ne m’apartient ni de condamner, ni d’excuser la démarche de cette personne. Tout ce que je sais c’est que je vous suis sincèrement attaché avec le respect le plus profond et le plus discret. Il y a près de trente ans que ces sentiments pour vous sont gravés dans le fond de mon cœur. Je vous suplie de les agréer avec vôtre bonté ordinaire. Vous verrez bien que mon seul dévouement pour V: A: S: m’a forcé à éxécuter la commission dont on m’a chargé, de peur qu’on ne s’adressât à d’autres, et qu’on ne hazardât un éclat désagréable dans une ville où toutes les démarches sont épiées.

Plût à Dieu que mon âge et mes maladies me permissent de venir renouveller tous mes sentiments à vos pieds, et achever ma vie auprès d’un prince tel que vous. Je n’aurais point imité vôtre jeune professeur de Genêve. Il est triste pour moi de mourir sans la consolation de présenter encor mon profond respect à Votre Altesse sérénissime.

Le vieux malade de Ferney