1772-09-18, de [unknown] à [unknown].

Nous arrivâmes ici jeudi, mon cher ami, après avoir couru quatre jours et demi.
Le passage des montagnes me fit d'abord quelque plaisir par la singularité des situations, mais il finit après m'avoir bien ennuyé. Je n'avais point dormi pendant la route et j'aperçus avec grand plaisir le château que nous devions habiter. Nous passâmes par le village de Fernex qui m'offrit un spectacle très intéressant, des maisons joliment bâties, des habitants très bien vêtus et point de paysans. J'appris que m. de Voltaire avait profité des troubles de Genève pour attirer chez lui des ouvriers mécontents et qu'il était parvenu à peupler son village de plus de 1000 personnes. Je vis la paroisse à côté du château que m. de Voltaire a bâtie en 1762 et l'on y voit en gros caractères Deo erexit Voltaire.

La maître était absent lorsque nous arrivâmes, tous ses gens s'empressèrent à nous servir et ne parlaient de lui que comme on parle d'un dieu bienfaisant. Il nous reçut à son arrivée avec les témoignages les plus tendres de reconnaissance et d'amitié, il me dit mille choses flatteuses et causa jusqu'à minuit avec tout l'agrément dont il est capable. Cet homme qui dans sa jeunesse était aussi fougueux qu'emporté a pensé que la philosophie le condamnait à la réforme, il a fait les plus puissants efforts pour dompter la violence de son caractère. Le plus éclairé des hommes est devenu le plus doux et le plus sociable.

Je viens de me promener deux heures avec lui dans ses jardins, il sait jouir du bonheur de la campagne, et l'auteur de la Henriade voit avec intérêt des paysans qui travaillent et qui s'instruisent sur la culture. Je n'entrerai point dans le détail du bien qu'il fait à son pays, on ne connaît point de procès dans son village et sa décision arrête toutes espèces de contestations.

Les Genevois ne veulent pas souffrir des comédiens dans leur enciente, la troupe de Dijon est venue s'établir sur la frontière de France à une demi lieue de Genève, ses habitants viennent s'y amuser tous les jours en dépit de leurs magistrats. Le directeur de la troupe a trouvé le moyen d'attirer Le Kain qui voyageait dans les environs et qui comptait voir m. de Voltaire. Nous fûmes hier voir Mahomet et nous aurons demain Sémiramis. Le Kain ne veut point recevoir d'argent du directeur et dit honnêtement que c'est à m. de Voltaire qu'il rend hommage. Je compte passer six semaines délicieuses avec ce grand homme plus occupé actuellement de la bienfaisance de son cœur que de son esprit: il m'a donné ce matin neuf volumes des questions encyclopédiques, vous me direz ce qui vous manque afin que je vous l'achète à Genève….