1759-09-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Il y a bien longtemps que je ne vous ay écrit mon cher et ancien ami, mais je suis le rat des champs et vous le rat de ville.

Rusticus urbanum murem mus paupere fertur
accepisse cavo veterem vetus hospes amicum.

Vous n'en avez pas tant fait. Vous avez laissé là votre rat des champs. Ce n'est pourtant pas comme rat piqué de votre négligence qu'il n'a point écrit, c'est qu'il a été fort occupé dans tous ses trous. Car tandis que votre destinée vous a fait faire le long voiage de la rue st Honoré à l'Arsenal et que vous avez ainsi couru d'un pôle à L'autre, j'ay bâti, labouré, planté et semé.

Rident vicini glebas et saxa moventem.

Vous êtes retiré dans Paris monsieur le paresseux. Vous philosophez à votre aise chez monsieur de Paumi, mais moy il faut que je visite mes métairies, que je guérisse mes paysans et mes beufs quand ils sont malades, que je marie des filles, que je mette en valeur des terres abandonnées depuis le déluge. Je vois autour de moy la plus effroyable misère dans le pays le plus riant. Je me donne des airs de remédier un peu à tout le mal qu'on a fait pendant des siècles. Quand on se trouve en état de faire du bien à une demi lieue de pays cela est fort honnête. J'entends parler de gens qui vous ravagent, qui vous apauvrissent des deux et trois cent lieues ou avec leur plume ou avec des canons. Ces gens là sont des héros, des demi dieux à pendre, mais je les respecte baucoup. On dit qu'à Paris vous n'avez ny argent ny sens comun. On dit que vous êtes mal menez sur terre et sur mer. On dit que vous allez perdre le Canada. On dit que vos rentes, vos effets publics courent grand risque. Quand je dis vous, j'entends nous, car je vogue dans le même vaissau. Mais en qualité de pauvre hermite habitant de frontière je parle respectueusement devant un habitant de la capitale.

Comme il faut lire quelquefois après avoir conduit sa charue et son semoir dites moy je vous en prie ce que c'est qu'une histoire des jésuittes, ou de la morale des jésuittes, ou des dogmes des jésuittes prouvez par les faits, en trois ou quatre volumes. En un mot c'est une compilation de tout ce qu'ils ont fait de mémorable depuis frère Guignard jusqu'à frère Malagrida. J'ay demandé ce livre à Paris mais je n'en sçais pas le titre.

Quid novi? comment vous portez vous? n'êtes vous pas gras à lard, et assez honnêtement heureux? Si ita est congratulor. Farewell my dear.

V.