1761-10-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Vous dites Monseigneur le maréchal que mes lettres ne sont point gaies.
Monsieur le duc de Villars m'en a averti, mais il se porte bien, il digère. Il s'en retourne gros et gras. Ce n'est guères qu'à ces conditions qu'on est de bonne humeur. D'ailleurs il n'a rien à faire; et moy je compile, compile. Je veux laisser un petit monument des sottises humaines à commencer par notre guerre, et à finir par Malagrida. Si je ne vous écris point, j'écris au moins quelques pages sur votre compte. Vous clorez s'il vous plaît le siècle de Louis 14 car vous êtes né sous luy, vous êtes du bon temps. Songez donc qu'un homme qui vit dans les alpes, qui fait de l'histoire et des tragédies, doit être un homme un peu sérieux. Je ne vous ennuie point de mes réveries, car vous qui êtes très gai vous affubleriez votre serviteur de quelque bonne plaisanterie qui dérangerait ma gravité.c Si vous avez un moment de loisir permettez que je vous conte qu'un jésuitte portuguais est venu chez moy, qu'il m'a proposé d'être mon copiste, que me souvenant alors de l'aumônier Poussatin, je luy ay proposé d'être mon laquais, qu'il l'a accepté et que madame Denis a rompu le marché parce qu'elle n'entend pas le portuguais.

On dit qu'il ne faut pas pendre le prédicant de Caussade, parce que c'en serait trop de griller des jésuittes à Lisbonne, et de pendre des pasteurs évangéliques en France. Je m'en remets sur cela à votre conscience. Rozalie m'intéresse d'avantage si elle est bonne actrice. Mais des acteurs, des acteurs! donnez nous en donc. Nous ne sommes pas dans le siècle brillant des hommes. Mad11 Clairon et me Duchappe soutiennent la gloire de la France. Mais ce n'est pas assez. Nous dégringolons furieusement. Jouissez de votre gloire, de votre considération et des plaisirs présents et des plaisirs passez. Plus j'y pense plus je me confirme dans l'idée que de tous les Français qui existent, c'est vous qui avez reçu le meilleur lot. Cela me flatte, cela m'enorgueillit au pied de mes montagnes, car je vous serai toujours attaché avec le plus tendre respect, sain ou malade, triste ou gay, honoré de vos lettres ou négligé.

Madame Denis se joint à moy.

V.