1761-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Achard Joumard Tison, marquis d'Argence.

Vous pardonnez sans doute monsieur mon peu d'exactitude en faveur de mes sentiments que vous connaissez, et en faveur de ma mauvaise santé que vous ne connaissez pas moins.
Il me semble mon cher monsieur que les philosophes ont actuellement assez beau jeu. Les ennemis de la raison ont combattu pour nous, les convulsionaires et les jésuittes ont montré toutte leur turpitude, et toutte leur horreur. Il est certain que la fureur et l'atrocité janséniste ont dirigé la cervelle et la main de ce monstre de Damien. Les jésuittes ont assassiné le roy de Portugal. Banqueroutiers et condamnez en France, parricides et brûlez à Lisbonne, voilà nos maitres, voylà les gens devant qui des bégueules se prosternent. Les billets de confession d'un côté, les miracles de st Paris de l'autre sont la farce de cette abominable pièce. Il vient de se passer chez moy une farce plus réjouissante. Un jésuitte portuguais est venu d'Italie se présenter à moy pour être mon secrétaire. Cela me fait souvenir de l'aumônier Poussatin que Le comte de Grammont prenait pour son coureur. J'ay proposé au jésuitte d'être mon laquais. Il l'a accepté. Sans made Denis qui n'entend point le jargon portuguais, un jésuitte nous servait à boire. Peutêtre a t'elle craint d'être empoisonnée. Je vous avoue que je ne me console point d'avoir manqué ce laquais là.

Nous avons eu un monde prodigieux. J'ay cédé les Délices pendant trois mois à mr le duc de Villars. Mr de Lauraguais, mr de Chimene sont venus philosopher avec nous. Mr le comte de Harcourt a amené made sa femme à Tronchin. Mais celle là est dévote, cela ne nous regarde pas. J'ai bâti une église et un téâtre, mais j'ay déjà célébré mes mistères sur le téâtre, et je n'ay pas encore entendu la messe dans mon églize. J'ay reçu le même jour des reliques du pape et le portrait de madame de Pompadour. Les reliques sont le cilice de st François. Si le st père avait daigné m'envoyer le cordon au lieu du cilice il m'aurait fort obligé. Adieu monsieur, goûtez dans le sein de votre famille et de vos amis tout le bonheur que vous méritez et que je vous souhaitte. Madame Denis joint ses sentiments aux miens. Je vous seray tendrement attaché toutte ma vie.

V.