1776-01-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Il y avait autrefois, vers le cinquante-troisième degré de latitude un bel aigle, dont le vol était admiré dans toutes les latitudes du monde.
Un petit rat était sorti de sa souricière pour aller contempler l'aigle, et il fut épris d'une violente passion pour ce roi des oiseaux; le rat vieillit depuis dans sa retraite, et fut réduit à ronger des livres; encore les rongeait il fort mal, parce qu'il n'avait plus de dents. L'aigle conserva toujours son beau bec, mais il eut mal à ses royales pattes.

Ce qu'on ne croira jamais, c'est que cet aigle, pendant sa maladie, s'amusait quelquefois à faire de jolis vers, qu'il daignait envoyer au rat. Puisque les chênes de Dodone parlaient, pourquoi un aigle ne ferait il pas des vers? Le rat devenu décrépit ne pouvait plus faire que de la prose: il prit la liberté d'envoyer à son ancien patron l'aigle quelques feuillets d'un ancien livre qu'il avait trouvé dans une bibliothèque; ces fragments commençaient à la page 86.

Les choses dont il est parlé dans ces fragments sont très vraies et très singulières. Le rat s'imagina qu'elles pourraient amuser l'aigle. S'il se trompa, on peut lui pardonner, car, dans le fond, il n'avait que de bonnes intentions; il ne voyait pas la vérité avec un coup d'œil d'aigle; mais il l'aimait tant qu'il pouvait. C'était même pour cultiver cette vérité et pour la contempler de plus près, qu'il avait fait autrefois un voyage dans la moyenne région de l'air pour se mettre sous la protection de son aigle, auquel il resta attaché bien respectueusement et bien tendrement jusqu'à ce qu'il fût mangé des chats.

P. S. Si par hasard sa majesté l'aigle pouvait s'amuser de ces chiffons, son vieux vassal le rat lui enverrait tout l'ouvrage par les chariots de poste, dès qu'il sera imprimé.