1772-01-15, de Bernard Joseph Saurin à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis bien sensible, mon cher et bien illustre confrère, à la marque d'amitié que je reçois de votre part dans une des plus douloureuses circonstances de ma vie.
J'ai perdu dans mr Helvetius l'ami le plus cher et le plus éprouvé, qui était venu me chercher dans le sein du malheur, qui m'avait réconcilié avec la vie, qui avait donné du ressort à mes facultés abattues, à qui je devais en un mot toute mon existence physique et morale.

Oh! si vous saviez combien cet homme qu'on a peint de traits si noirs avait l'âme humaine et bienfaisante! combien il était aimé de tout ce qui lui appartenait! combien il en est regretté! quelle perte ont faite en lui les habitants de ses terres et une foule de malheureux qu'il secourait en secret! Jamais personne ne fit le bien avec moins de faste, n'exigea moins de ceux qu'il obligeait et ne conserva moins le souvenir de ce qu'on lui devait. Quant à son ouvrage, quoique je ne pense pas comme lui sur plusieurs articles et que s'il m'en eût voulu croire, il se fût peut-être épargné bien des chagrins, j'ose dire que par la façon dont il est écrit et par la quantité de grands objets, de vues fines, profondes, intéressantes qu'il présente, qu'il développe ou qu'il indique, c'est un ouvrage du premier ordre et le livre d'un homme de génie. Mr Helvetius jugeait les hommes d'après son esprit, mais il se conduisait avec eux d'après son cœur, toujours prêt à les servir sans les estimer et sans en rien attendre.

Je vous envoie quelques épîtres et une petite comédie que je viens de faire imprimer: il est question de vous dans mon épître sur la vieillesse. Je recommande le tout à votre indulgence et à votre amitié. Si vous trouviez moyen de me procurer votre encyclopédie dont j'ai lu avec le plus grand plaisir trois volumes, vous m'obligerez infiniment, et je pourrais bien dire alors nardi parvus onix &c. Vous avez beau dire mon cher confrère, on ne s'aperçoit point que vous vieillissiez, du moins quand on vous lit, et j'espère que de toute façon vous vivrez plus longtemps que Fontenelle. Je vous embrasse avec tout le respect, l'attachement et la reconnaissance d'un homme qui vous est dévoué pour la vie.

S.

P. S. J'oubliais de vous dire que la pension que mr Helvetius me faisait m'a été remboursée de son vivant: il m'en a donné le fond lorsque je me suis marié.