1777-03-28, de — Leroy de Saltonaille à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Le malheur qui m'accable de toutes parts, et qui doit fixer ma sensibilité sur des objets chers et tristes, ne m'empèche cependant pas d'ettre beaucoup affecté de quelques dérangemens de votre santé que je viens d'apprendre par un billet que Mr Vanieres votre secrétaire a joint au renvoi d'un mémoire que j'avois pris la liberté de vous addresser.
Je vous suis attaché, Monsieur, par l'estime et le respect que vos ouvrages m'ont fait sentir pour vous; et c'est l'ettre beaucoup. Mon premier mouvement a été de craindre avec saisissement une perte qu'aucun homme vivant ne pourroit voir réparée dans la société. Mais en espérant que la nature se plaira à conserver le plus long tems possible, une de ses plus dignes productions; je pense aussi avec quelque satisfaction, que tout ce qui est, ayant eu de tout tems un principe d'existence, ce principe, en chaque ettre fini, s'est continuellement dévelloppé, et se dévellopera sans bornes suivant le genre de perfection qui lui est propre dans le sein de l'ettre infiniment existant: d'ou resulte un ordre universel de cöexistence, le seul possible, le seul résultant du concours des perfections de Dieu. Or, Monsieur, à quelle élévation, à quelle supériorité n'êtes vous pas parvenu, dans cet ordre de cöéxistence entre les ettres finis les plus parfaits que nous connoissions. Ce que vous avés acquis d'essentiel, vous ne pouvés le perdre: Car ce qui éxiste aujourd'huy doit exister demain avec tous les degrés acquis de perfection interne, non par sa propre nécessité, non que cette acquisition qui suppose par là même une composition de l'ettre, ne présente une désunion facile à la toute puissance de dieu, mais parceque cette destruction est impossible à la bonté, à la sagesse, à la volonté toujours une de l'ettre suprême. Je ne parle pas de la réminiscence d'une infinité de Manieres d'ettre qui ont devancées le moment actuel, et qui, si elles pouvoient ettre conservées dans la mémoire, rendroient l'entendement incapable de rien disçerner. Si dans le passage d'un dévellopement à l'autre, passage qui est une espèce de concentration en soi même, le souvenir innutile et meme nuisible d'une très grande quantité d'idées et de sensations de détail s'évanouit; le siège de la sensibilité, de la mémoire, de la faculté de penser, de la force active, subsiste toujours intimément uni à un ensemble organique indestructible, plus ou moins perfectionné, lequel pendant l'éternité, sera le germe toujours plus parfait de nouvelles organisations exterieures, propres à de nouveaux degrés de perfections. D'ou suit néanmoins une rélation morale entre une manière quelconque d'exister et celle qui lui succède, je veus dire une continuité du sentiment, de sa propre éxistence, et un ressouvenir principal conservé par l'ensemble organique fondamental indestructible, ressouvenir plus libre même et moins troublé qu'il ne l'étoit par la correspondance d'une organisation extérieure plus imparfaitte. Ainsi, Monsieur, quant après un changement triste pour ceux que vous abbandonnerés un jour, mais qui ne peut l'ettre pour vous, vous ne feriés que jouir pendant un tems de vos perfections acquises, sans les voir augmenter, jusqu'à ce que pour former une espèce de compensation de cöéxistence, un certain nombre d'hommes actuels ou à venir, éclairci par vos ouvrages, eut parcouru lentement une partie de la carrière que vous avés comme franchi; vous jouiriés néanmoins, et beaucoup, par cette supériorité que vous avés maintenant, tandis que bien d'autres seront peut-ettre encore long tems dans des éppreuves dures, terribles, quelquefois désespérantes, mais nécessaires sans doute pour parvenir à un accroissement d'existence qui ne nous est jamais dû, et qui tout compensé ne nous est jamais acquis qu'en proportion de nos propres éfforts; et du dévellopement de l'ordre universel de cöexistence. Ce sont là, Monsieur, les consolations qui se mêlent aux inquiétudes que j'ai sur votre santé, les quelles j'espère d'ailleurs voir dissippées par un prompt rétablissement.

Je suis avec le plus profond respect

Monsieur

Votre très humble et tres obéissant serviteur

Leroy de Saltonaille

Le mémoire que je vous présentois, Monsieur, et qui m'a été renvoyé par Mr Vanieres, me paroit renfermer, outre une démonstration entière de l'avantage de mon chappellet sur les roues a pot, quelques annonces d'autres idées phisiques en partie nouvelles, préssenties peut ettre par M. Lambert suivant les expréssions de son attestat rélatif à l'approbation de l'académie de Berlin, et assez bonnes. J'espérois si vous aviés lû ce mémoire que dans la position extrêmement fâcheuse où je me trouve, et humain comme vous l'estes, vous m'auriés rendu un service aussi éssentiel pour moi que la conservation de la vie, celui de me pretter sur mon billet, la dépense modérée d'un voyage à Paris, nécessaire à mes affaires et convenable pour demander moi même l'approbation de l'académie royale des sciences. Mais il n'est pas juste sans doute, que me connoissant aussi peu, et n'ayant pas jugé vous même de l'utilité de mes vues, vous ayés une confiance sur la quelle je n'oserai pas vous presser davantage.