1771-11-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

On me mande, Monseigneur, qu'un Anglais, très anglais, qui s'appelle Mr Muller, homme d'esprit, pensant et parlant librement, a répandu dans Rome qu'à son retour il m'aporterait les oreilles du grand inquisiteur dans un papier de musique; et que le Pape en lui donnant audiance lui a dit, faittes mes compliments à Mr De Voltaire, et annoncez lui que sa commission n'est pas fesable, le grand inquisiteur à présent n'a plus ni yeux ni oreilles.

J'ai bien quelque idée d'avoir vu cet Anglais chez moi, mais je puis assurer Vôtre Eminence que je n'ai demandé les oreilles de personne, pas même celle de Fréron et de La Beaumelle.

Suposé que ce Mr Muller ait tenu ce discours dans Rome, et que le Pape lui ait fait cette réponse, voicy ma réplique cy jointe. Je voudrais qu'elle pût vous amuser, car après tout cette vie ne doit être qu'un amusement. Je vous amuse très rarement par mes Lettres, car je suis bien vieux, bien malade et bien faible. Mes sentiments pour vous ne tiennent point de cette faiblesse, ils ne ressemblent point à mes vers. Agréez mon très tendre respect, et conservez vos bontés pour le vieillard de Ferney.

Le grand inquisiteur selon vous très saint Père
N'a plus ni d'oreilles ni d'yeux.
Vous entendez très bien; vous voiez encor mieux,
Et sous savez surtout bien parler et vous taire.
Je n'ai point ces talents; mais je leur applaudis.
Vivez longtems heureux dans la paix de l'Eglise,
Allez très tard en paradis:
Je ne suis point pressé que l'on vous canonise.
Aux honneurs de là haut rarement on atteint.
Vous êtes juste et bon, que faut-il d'avantage?
C'est bien assez, je crois, qu'on dise, il fut un sage.
Dira qui veut, Il fut un saint.