1759-12-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Saverio Bettinelli.

Vôtre souvenir, Monsieur, m'est bien cher, et il m'est si doux de recevoir de vos nouvelles, que je veux beaucoup de mal au jeune homme que vous chargeâtes de vôtre paquet à Vérone, et qui ne me l'a fait rendre qu'au bout de deux mois; vous écrivez si bien dans ma langue, que je n'ose vous répondre dans la vôtre; d'ailleurs, ma mauvaise santé me force de dicter, et mon secrétaire n'a pas comme moi le bonheur d'entendre cette belle langue Italienne à laquelle vous prêtez de nouvaux charmes; si j'étais moins vieux, et si j'avais pû me contraindre, j'aurais certainement vû Rome, Venise, et vôtre Vêrone; mais la liberté suisse et anglaise qui a toujours fait ma passion, ne me permet guères d'aller dans vôtre païs, voir les frères inquisiteurs, à moins que je n'y sois le plus fort; et comme il n'y a pas d'aparence que je sois jamais ni général d'armée, ni ambassadeur, vous trouverez bon que je n'aille point dans un païs où l'on saisit aux portes des villes les livres qu'un pauvre voïageur a dans sa valise.
Je ne suis point du tout curieux de demander à un Jacobin, à un Dominicain, permission de parler, de penser & de lire; et je vous dirai ingénüement que ce lâche Esclavage de l'Italie me fait horreur. Je crois St Pierre de Rome fort beau; mais j'aime mieux un livre anglais écrit librement, que cent mille colonnes de marbre. Je ne sçais pas de quelle liberté vous me parlez auprès du monte Baldo; je ne connais d'autre liberté que celle de ne dépendre de personne; c'est celle où je suis parvenu après l'avoir cherchée toute ma vie. J'ai eu le bonheur d'acquérir dans le voisinage de la petite maison où vous m'avez vû, des terres absolument libres, et par conséquent faites pour moi; la félicité que je me suis faitte redoublera par vôtre commerce, je recevrai avec la plus tendre reconnaissance, les instructions que vous voulez bien me promettre sur l'ancienne littérature Italienne, et j'en ferai certainement usage dans la nouvelle édition de l'histoire générale; histoire de l'Esprit humain beaucoup plus que des horreurs de la guerre, et des fourberies de la politique; je parlerai des gens de Lettres beaucoup plus au long que dans les premières; parce qu'après tout ce sont eux qui ont civilisé le genre humain; l'histoire qu'on appelle civile & religieuse n'est que le tableau de la sottise & des crimes.

Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire que Dante était un fou, et son ouvrage un monstre; j'aime encor mieux pourtant ce monstre que tous les vermisseaux appellés Sonetti qui naissent et qui meurent par milliers dans L'Italie, de Milan jusqu'à Ottrente. Algarotti a donc abandonné le Triumvirat comme Lepidus? Je crois que dans le fonds il pense comme vous sur le Dante; il est plaisant que même sur ces bagatelles, un homme qui pense n'ose dire son sentiment qu'à l'oreille de son ami; ce monde cy est une pauvre mascarade; je conçois à tout force comment on peut dissimuler ses opinions pour devenir Cardinal ou Pape; mais je ne conçois guères qu'on se déguise sur le reste; ce qui me fait aimer l'Angleterre c'est qu'il n'y a d'hipocrites en aucun genre; j'ai transporté l'Angleterre chez moi, estimant d'ailleurs infiniment les Anglais & les Italiens, et sur tout vous, Monsieur, dont le génie & le caractère sont faits pour plaire à toutes les nations, et qui mériteriez d'être aussi libre que moi.

E saro sempre di cuore mio signore il vr hmo , e vero stre

V.

Je trouve en ce moment dans vôtre paquet de beaux vers Latins de Mr Cesarotti; je voudrais bien l'en remercier, mais je ne sçais point son adresse; d'ailleurs je suis très incommodé, et vous voyez d'ailleurs que je ne peux écrire de ma main.