1763-10-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à conte Francesco Algarotti.

Vôtre Lettre, mon cher cigne de Padoue, et le paquet de votre ami, me sont parvenus le 13e octobre, et sont partis le 24 avril; c'est à peu près le temps qu'il faut pour aller aux grandes Indes quand on a le vent bon.
Monsieur Guazzesi m'a fait un regalo dont je sens tout le prix. Je voudrais bien vous envoier à vous et à lui la nouvelle Edition de l'histoire générale, mais elle [est] si fort antisacerdotale et anti Papale, que je crois que vous seriez excommuniés tout deux ipso facto si vos révérends inquisiteurs sçavaient seulement que j'ai eu envie de vous l'envoier. Voiez pourtant si vous pouriez la recevoir en fraude par Livourne. Franchement, je suis toujours émerveillé qu'il y ait des hommes qui déffendent aux autres hommes de lire. Les temps d'Attila et de Genseric étaient moins barbares. Un temps viendra où l'on ne poura croire que l'espèce humaine, et surtout l'éspèce Italienne, ait été avilie à ce point. Je ne crois pas qu'il y ait sur la terre une nation aussi ingénieuse que la vôtre; mais vous êtes des aigles qui vous laissez couper les ailes par des chats-huants. J'aimerais mieux vivre dans un village d'Angleterre, que de demeurer à Rome. Vos oyes du Capitole sont aujourd'hui des Dominicains qui donnent l'allarme contre ceux qui pensent. Aussi, quand il passe des moines par mes terres, je leur propose d'aller s'accoupler avec les bœufs qui labourent pour moi.

Portez vous bien mon cher Cigne, tirez parti de la vie comme vous pourez; pour moi, je crois que je vais bientôt prendre congé de la compagnie; soiez sûr que je vous aime autant que je vous estime.

V.