à Verone le 15 Janvier 1760
Monsieur,
Je ne saurois mieux répondre à la lettre dont vous m'honorez, que par le petit tribut de recherches sur la litérature italienne que j'ose vous offrir, et que tout homme de lettres doit à l'historien de l'humanité et de l'esprit.
J'ai crû que les fautes mêmes d'impression méritoient une critique dans le tableau, où toutes les nations doivent s'instruire. Voïez Monsieur, quel soin vous devez prendre d'une santé qui intéresse tant de disciples, et d'amis. Comme italien je m'y intéresse particulièrement, et je regretterai toujours que vous n'aïez vuë ma patrie, qui étoit digne d'être peinte et jugée par vous. Votre valise et vos livres y auroient été respectés, même sans vous nommer; les dominicains dans ces cantons respectent les voïageurs, et les livres, et n'en veulent guères qu'aux corrupteurs de la morale, comme Pascal les a peints dans ses Lettres Provinciales. J'aime la liberté comme un autre et c'est pour en jouir que j'ai pris des chaînes. Ma passion pour les lettres m'a sauvé des passions tiranniques, et je pense, je parle, j'écris librement dans une société tranquille au milieu des orages, sous un même pouvoir établi sans contradictions, qui fait le bonheur de tous. Il est beau sans doute de vivre tranquille et à son aise aux Délices, et à Farnex, d'y bâtir à la Palladio, d'y labourer des terres faites pour vous. C'est la liberté que donne l'argent, et sur cet article je vous avouë que je ne suis pas à beaucoup près aussi libre que vous. Mais n'est-ce pas la liberté de coeur et d'esprit qui nous contente? Je vous ferai rire, mais je vous dirai, que je prétends d'être aussi libre qu'un Anglais, s'il aime la vertu, et s'il n'est d'aucun parti. Les opinions nous tirannisent comme les passions. Je regarde la religion en elle même, et je trouve dans la mienne une liberté, une Grâce, une divinité que j'entends parce que je les sens au fond de mon coeur. Les devoirs et les vertus chrétiennes font ma théologie et mon bonheur même dans les maladies et les adversités; et au milieu même des préjugez, je serois chrétien par le coeur si je ne l'étois par l'esprit. Après cela je ris des efforts et des foiblesses des hommes comme des miennes, je glisse sur les misères de la vie en riant, et j'aime fort à penser que je pourrai rire à la mort. Pleurer avec Zaire et Merope, badiner en m'instruisant avec Tartuffe et Micromegas, m'élever dans l'Eneide et l'Henriade, me promener dans tous les tems avec Bossuet et vous, voilà mes délices, et ma liberté.
Mr Algarotti ne cultive pas les lettres aussi librement que moi. Mais il vit dans le grand monde, et au milieu de ce que vous appellez si bien une pauvre mascarade. Le moïen de se passer tout à fait de masque? Il faut nous y accoutumer, Monsieur, et je doute fort que votre Angleterre soit exemte d'hippocrisie. Cette taciturnité angloise, n'est elle bonne à rien? Ni dans les deux chambres, ni dans les factions, ni dans la politique ni à la cour même, ni dans l'Eglise, on n'y voit point de masques? Cromwel auroit il réussi autant par tout ailleurs? Je ne dis rien de Geneve. Vous connoisséz les docteurs de la loi à fond, et vous avez vû leur zèle contre m. d'Alembert. Mais ce qui vous réjouira le plus c'est la mascarade des Philosophes. Buffon se fait écolier de la Sorbonne, Montesquieu désavouë les Lettres Persannes et ment avec décence, comme dit d'Alembert, qui de son côté combat logiquement en Catholique contre les Protestans; Rousseau s'enterre pour faire du bruit, et veût être lu des hommes qu'il déchire; Diderot ne respire que les beaux sentimens dans ses comédies — jusques à la Beaumelle est dévot pour Me de Maintenon. Tous ces grands génies sans préjugéz prennent un masque, et en changent souvent; ce sont les plus grands Comédiens que j'ai vû à Paris. Ils encensent la monarchie qu'ils abhorrent, frondent le célibat qu'ils pratiquent, prêchent la tollérance et la paix avec l'intollérance des Croisades, avec cette haine Philosophique plus terrible que la monacale et la théologique. Je trouvai le parterre bien à plaindre quand je vis les grands Acteurs, les Législateurs du genre humain, vrais hippocrites, vrais Pierrots de l'indépendance, vraies machines à Philosophie.
Je n'en eus pas pour cela plus de mauvaise humeur, je reconnus l'homme, et comme il faut se rendre justice je m'amusai quelquefois aux dépens de mes confrères, qui jouent sur ce théâtre un beau rôle. Ils abbandonnent tout pour sauver les Indiens, à ce qu'ils disent, et on les trouve tantôt Rois, tantôt doges et tirans de ces pauvres sauvages; et, ce qui est très peu comique, ces révérends Pères Collonels, et Intendans, qu'on nous assure riches à millions, ne nous donnent jamais de quoi faire un peu meilleure chère, ni de quoi fermer la bouche à un seul de tant de Gazetiers, de moines, d'Imprimeurs qui nous accablent de tous côtés. On se fait exiler, on se fera pendre en Portugal plus tôt que de lâcher à propos une petite partie des trésors immenses du Paraguai, ou de l'Eldorado.
En voilà trop sur l'hippocrisie qui ne mérite pas qu'on en parle. Mais vous en avez touché un mot, et je vous donne un volume sans dire ni plus ni mieux que vous. Voilà ce qui arrive en parlant avec vous.
Je vous laisse avec les recherches sur les sciences, et les arts des anciens italiens. Vous en aurez davantage si cet échantillon ne vous déplait pas, sur les belles-lettres, et les hommes illustres qui ne sont guères connus que de vous hors d'Italie, et qui méritent de l'être encore mieux. Vous devez réparer le tort que vous avez fait à l'Italie en lui préférant dans vos courses le reste de l'Europe. Après que vous aurez fermé votre théâtre, songez à l'Hist. Générale, que nous sommes tous impatiens de voir perfectionnée, comme je le suis de vous prouver le respect infini avec lequel j'ai l'honneur d'être….